« La photographie a été prise en 1927. Mildred, jeune mariée, avait alors vingt-quatre ou vingt-cinq ans. [...]
Elle évoquait l’idée de devenir citoyenne du monde et de voyager de pays en pays avec Arvid [son époux allemand] afin d’aider des travailleurs pauvres.
Ils avaient prévu de se rendre au Mexique et d’inciter tous ceux qui travaillent un nombre incalculable d’heures sur des fermes brûlées par le soleil à s’unir et à former des syndicats.
Ils n’y sont finalement jamais allés. Mais dans un élan d’idéalisme, ces jeunes mariés ont fait du stop depuis Madison jusqu’à une petite ville du Colorado où se tenait une grève importante, comme on n’en avait jamais vu : des mineurs défilaient - dans tout l’état, plus de 8000 mineurs étaient en grêve - pour protester contre les mauvais traitements et un salaire de misère.
Mildred et Arvid se sont mêlés au piquet de grève devant la mine et sont allés à la prison où étaient enfermés les mineurs pour leur parler.
Ils sont revenus en stop à Madison, stimulés, renforcés dans leur conviction et vêtus, selon l’avis de Harriette [leur soeur et belle-soeur] "comme des clochards". »
Cette longue citation nous conduit dans l’univers américain socialiste de Jack London ou de John Steinbeck.
Quelques années plus tard, Mildred et Arvid vivent en Allemagne où, face à Hitler, ils vont bientôt former l’un des trois "cercles" berlinois constitutifs de ce que la Gestapo appellera L’Orchestre rouge, le célèbre réseau d’espionnage soviétique qui avertira Moscou de l’invasion de l’URSS sans que Staline acceptât d’y croire ( « Vous pouvez dire à votre source de l’armée de l’air allemande d’aller se faire enculer » parapha-t-il rageusement sur un rapport de ses services du 16 juin 1941, ici reproduit !).
L’ouvrage suit pas à pas la vie de son héroïne dans le Berlin des années 1932-1942 en s’appuyant sur des documents familiaux et d’archives originaux dont de nombreuses photos.
Il dresse, par touches successives, le portrait sensible d’une intellectuelle militante engagée qui sut aller bravement jusqu’au bout de son terrible destin puisque repérée assez tard avec son mari par la Gestapo, elle fut arrêtée, mise à l’isolement, torturée puis enfin guillotinée à l’issue d’une parodie de procès tenu devant la cour martiale du Reich.
Outre l’intérêt intrinsèque de cette histoire qui rappelle qu’une vraie résistance allemande a existé au coeur du Reich, l’ouvrage fait aussi oeuvre pie car la mémoire de Mildred a été, dès la fin de la guerre et pendant plus de quarante ans, rejetée par sa famille et par le gouvernement américain en raison des convictions communistes de la jeune femme.
L’auteure nous révèle ainsi qu’à la fin du conflit « le bureau des crimes de guerre de l’armée américaine abandonne le cas de Mildred Harnack. "Mildred Harnack était en fait extrêmement impliquée dans des activités clandestines afin de renverser le gouvernement allemand" [sic] écrit un officier dans un mémo.
Il conclut que son exécution était "justifiée". »
Pire même, à peine la guerre finie, les services secrets britannique et américain s’empressent d’embaucher, pour l’un, l’officier SS qui arrêta les époux Harnack et instruisit leur affaire devant la cour martiale ; pour l’autre, le procureur général de cette même cour qui obtint leur condamnation à mort !
Ces "connaisseurs" de la résistance communiste étaient alors bien utiles pour les services secrets occidentaux ...
Heurs et malheurs du combat antifasciste au moment où la guerre froide se met en place !
Pourtant, si le cynisme est parfois roi en politique, c’est grâce à l’idéalisme de beaucoup - dont celui de cette jeune américaine - que le nazisme fut vaincu.
Elle méritait bien que son histoire soit racontée et que justice lui soit enfin rendue.
Franck Schwab
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