[...] De part et d’autre de l’Atlantique en effet, une nouvelle pensée conservatrice cherchant à élucider les ressorts du populisme, se fait ainsi opportunément l’écho d’une "voix des oubliés", de "petits Blancs" à l’identité malheureuse. Elle conteste tout racisme dans ce qui serait leurs affinités politiques pour l’extrême-droite, y voyant plutôt la défense légitime de leur mode de vie.
Dans un ouvrage récent, l’universitaire britannique Eric Kaufmann parle ainsi d’un "muliticulturalisme asymétrique" qui exclurait les Blancs de l’effort de considération porté par les sociétés envers les groupes défavorisés. Pour lui, les Blancs ont le droit eux aussi de réclamer leur préservation culturelle et raciale face au choc de l’immigration et c’est faute de leur accorder ce droit que les partis de gauche font le lit des populistes.
En somme, face à la présence croissante des immigrés et de leurs enfants, mais aussi des personnes supposées de culture différente (les personnes racialisées en général), il serait légitime de se définir comme "victime blanche", d’affirmer une "fierté blanche", et de vouloir préserver "l’intégrité" ethnique et raciale de son pays sans se voir accusé de haine de l’autre.
Cet argumentaire relève d’une tendance, particulièrement notable dans les pays anglo-saxons, à euphémiser ce que l’on nomme "l’identité blanche" en ne la considérant plus comme une appartenance raciale (une place au sommet de la hiérarchie sociale, historiquement constituée) qui favorise l’accès aux ressources et aux droits, mais seulement comme une subjectivité culturelle, un ensemble d’attachements et de traditions. L’idée sous-jacente étant que les Blancs, au même titre que les autres groupes minoritaires, pourraient vouloir préserver leur héritage propre. Il y aurait une "culture blanche" (hétérosexuelle, chrétienne et dans le cas français laïque) qui, en danger, mériterait reconnaissance et protection au même titre que les cultures minoritaires et stigmatisées. Seule la considération pour leur légitime désir de préservation pourrait conjurer le péril populiste.
Une partie de la gauche, en Amérique du Nord comme en Europe, embrasse cette rhétorique. Lorsqu’un autre auteur anglais, David Goodhart, fondateur du journal progressiste Prospect, publia en 2017 The road to somewhere, dans lequel il opposa "les gens de partout" (l’élite mondialisée, favorable à la diversité) au "peuple de quelque part" (les enracinés victimes du dit "multiculturalisme", euphémisme habile pour Blancs), il poursuivait en sous-main l’entreprise de création d’une figure du "petit Blanc" des classes populaires qui, dans une acception postmatérialiste, ne voudrait plus de la redistribution mais serait assoiffé de reconnaissance identitaire.
Au lendemain du Brexit, le même récit falsifié selon lequel le malheureux prolétaire britannique blanc avait fini par imposer ses vues fut présenté comme l’interprétation adéquate du vote, récit exonérant les classes moyennes et supérieures de l’infamante fièvre populiste que constituerait la victoire du leave. [...]
La nouvelle droite, dont le British National Party (BNP) fut l’incarnation la plus saillante [en Grande Bretagne] à partir des années 1980, entretient encore aujourd’hui le thème de "l’injustice" faite aux Blancs, sommés d’accepter - au nom du multiculturalisme - de partager l’espace et les ressources avec les immigrés.
Après les années 1980, dans un contexte post-thatchérien, les thèmes de la revanche sur les dérives libérales passées, de la reconquête de la souveraineté, ainsi qu’une définition du Britannique authentique et méritant, s’imposèrent dans le débat public, en particulier chez les ultraconservateurs.
Dans les années 1990, le slogan de prédilection du BNP, "des droits pour les Blancs" visait à créer de toute part l’idée que ces derniers, payant la pénalité des droits civiques accordés aux minorités, étaient désormais discriminés eux aussi.
Loin de trouver uniquement ses électeurs dans les quartiers populaires, le BNP - un des premiers partis d’extrême-droite européens à théoriser le thème de la minorisation des Blancs - est en réalité majoritairement soutenu par les catégories sociales moyennes et supérieures.
Ce récit du Blanc victime a ainsi lentement pénétré toutes les couches de la société britannique et une étude de Princeton a montré que la conviction qu’une grande discrimination était à l’oeuvre contre les Blancs avait très largement présidé aux votes en faveur de Brexit.
Comme aux Etats-Unis, loin d’admettre que la classe moyenne blanche et non les précaires avait porté le résultat, médias et commentateurs y ont vu la rage des "laissés-pour-compte" (the left behind).
Cette évocation des "petits Blancs malmenés" a, en France également, quitté les rives de l’extrême-droite pour devenir un lieu commun du discours néo-réactionnaire.
Dès 1984, Jean-Marie Le Pen avait dessiné les contours de la victimisation blanche en clamant à la télévision française : « demain, les immigrés viendront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille et votre fils » ; il évoquait aussi un prétendu « génocide antifrançais ». Néanmoins, à l’époque, le paradigme du Blanc détroussé était resté marginal.
Aujourd’hui, à droite comme à gauche se dressent de nouveaux défenseurs des intérêts du Blanc victime. Bien des ouvrages et des éditoriaux pourfendent ainsi depuis des années le mépris avec lequel les élites considéreraient les classes populaires non issues de l’immigration, qui n’auraient comme ultime dignité que la défense de leur monde connu.
On a ainsi tout un temps considéré le sort d’une "France périphérique" paupérisée dans laquelle des "petits Blancs" seraient oubliés des pouvoirs publics, sourds à leur insécurité culturelle face à l’immigration et à l’islam, voire au préjudice causé dans ces territoires par le fait d’être blanc. Ils se sentiraient invisibilisés, spoliés, menacés dans leur statut de citoyens légitimes.
Une frange de l’intelligentsia française et ses relais médiatiques développent depuis ad nauseam le thème porteur de "l’insécurité culturelle" qui serait propre aux classes populaires blanches, une supposée dictature du "politiquement correct", myopie des bien-pensants qui refuseraient d’examiner leur malaise identitaire.
Dans le même esprit, le thème du "racisme anti-Blancs" fait florès en France depuis 2005 et cet élément de langage participe d’une idéologie qui, comme outre-Atlantique, vise à délégitimer les demandes de justice raciale émanant des véritables discriminés. Au nom d’un supposé besoin impérieux des classes populaires d’être protégées des autres, les élus conservateurs se sont depuis 2007 emparés du thème culturaliste de "l’identité nationale" neutralisant ainsi habilement les "revendications de justice sociale" exprimées par les catégories populaires et justifiant à bon compte le recul des politiques égalitaires.
Comme aux Etats-Unis, une élite intellectuelle néo-réactionnaire transpose ses angoisses existentielles propres vis-à-vis de ce qu’elle vit comme un déclin des valeurs nationales et républicaines et prétend parler au nom du "peuple d’en bas", dont chacun comprend qu’il est - comme ladite élite - réduit à sa portion blanche.
En créant ce "pauvre petit Blanc", ces agents efficaces de la "démocratie réactionnaire" normalisent les théories d’extrême-droite, intègrent le racisme comme variable pertinente de leur analyse politique et effacent l’expérience des classes populaires immigrées ou racialisées, qui ne sont pas créditées de la même souffrance de classe et moins encore d’appartenance à la nation.
Post-scriptum sur le rôle des médias dans la normalisation des idées d’extrême-droite aux Etats-Unis (pages 186-187)
Déjà dans les années 1960, le rôle des médias avait été déterminant dans la fabrication d’une idéologie du Blanc victime, du Blanc en danger.
Stuart Hall, dans son texte pionnier de 1981, « Le blanc de leurs yeux : idéologies racistes et médias », avait attiré l’attention sur les mécanismes par lesquels les idéologies sont révélées voire élaborées par des médias de masse qui, en prétendant faire sens de la réalité sociale et de la place que chacun y occupe, tendent à normaliser les inégalités et à transformer un préjugé en sens commun.
Les téléspectateurs, démontrait Hall, peuvent avoir conscience que la représentation des minorités raciales est stéréotypée ; néanmoins par l’effet de la répétition, ils finissent par témoigner, dans leurs opinions personnelles, de la conviction que ces représentations sont fondées et ils les font leurs.
Pour l’essentiel, en effet, ce que les Américains blancs "connaissent" aujourd’hui de leurs concitoyens noirs et ce qu’ils "savent" de l’état des relations raciales émanent de la télévision.
La subjectivité blanche s’élabore dans le cadre d’une idéologie transmise et perpétuée par les médias.
L’identité blanche - méritante, menacée, innocente - résulte de milliers de reportages, documentaires et campagnes politiques bombardant les esprits d’images de criminels, de dépendants sociaux, de migrants prédateurs, de toxicomanes et asociaux noirs, hispaniques ou asiatiques.
Rappelons qu’en 2015, un Américain consommait de l’actualité médiatique (traditionnelle ou numérique) en moyenne quinze heures par jour.
Les récits racistes s’ancrent dans les esprits, travestis en représentation factuelle de la réalité. La criminalité se conçoit comme externe à l’Amérique blanche, phénomène subi et jamais commis.
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