Victimes et bourreaux

Marie Moutier-Bitan, Les champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union Soviétique occupée, 1941-1944, préface du Père Patrick Desbois, Editions Passés Composés, 2020, 478 pages.
lundi 31 mai 2021
par  Franck SCHWAB
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Cette recension est destinée à paraître dans le numéro 454 de mai 2021 d’Historiens & Géographes

« Les Juifs durent ôter leurs vêtements, puis ils furent poussés jusqu’à la tranchée remplie de corps. A ce moment le commando de fusillade prenait le relais. Parmi eux, Wilhem S. armé de son pistolet-mitrailleur. Les victimes nues étaient alignées le long de la fosse, puis Wilhem S. s’avançait et tirait dans la nuque d’une victime. Il fusilla presque sans interruption de 14 heures à 17 heures. [...] Au milieu de ce carnage, Seetzen, le chef du Sonderkommando 10a, déambulait, faisait feu au moyen de sa mitraillette, distribuait des consignes pour mieux viser et éviter de causer d’épouvantables blessures qui révulsaient les tireurs. Des Allemands en uniforme marchaient sur les corps et tiraient ici et là pour s’assurer qu’il n’y avait pas de survivants dans la fosse. Beaucoup de pleurs de nourrissons parvenaient du fond de la tranchée ; ils avaient été protégés par le corps de leur mère qui avait fait barrage. Puis la nuit tomba, la fusillade était finie. [...] Au moins 8000 Juifs furent assassinés dans la tranchée d’Agrobaza. Les objets de valeur furent récupérés par une section spéciale du Sonderkommando 10a dont faisait partie un chef de l’administration qui se chargea de les envoyer à Berlin. Dans les quartiers du commando, toute une pièce était remplie de vêtements. Après les fusillades, les habitants de Berdyanské surnommèrent le lieu "la montagne des Juifs" en raison du monticule de terre qui recouvrait la tranchée antichar qui zébrait la plaine filant vers la mer d’Azov. »
Ainsi périrent les Juifs de Marioupol le 16 octobre 1941.

Ainsi alla, à partir du 22 juin 1941, l’assassinat des Ostjuden tel que nous le raconte avec une grande précision et beaucoup de sobriété l’auteure de cet ouvrage qui se lit comme une géographie itinérante du crime nazi en territoire soviétique.

Car, à la différence de ce que connurent les victimes occidentales qui « allèrent » aux tueurs par le biais des convois de déportation, ce sont ici les tueurs qui « vinrent » aux victimes à travers l’action désormais bien connue des « Einsatzgruppen ».

Mais il n’y eut pas qu’eux.
Toutes les institutions de l’Allemagne nazie - Wehrmacht comprise - se donnèrent la main pour assassiner le plus grand nombre de Juifs possible. La parole raciste s’était libérée depuis longtemps et le passage à l’acte en découla qui voyait dans chaque juif soviétique un ennemi mortel à abattre.

Une fois le grand massacre commencé, pourquoi le limiter uniquement aux hommes ?

Les tueurs se sentirent d’autant plus encouragés à l’étendre aux femmes et aux enfants qu’ils avaient conscience d’exaucer le voeu non formulé de leurs supérieurs et d’accomplir, ce faisant, en toute impunité une action vraiment « patriotique ».
Au niveau individuel, la solidarité avec le groupe, la volonté de ne pas passer pour un « dégonflé », le sadisme de certains, la cupidité de beaucoup, firent le reste ...

A travers son récit méticuleux des événements, l’auteure montre ainsi qu’il y a bien eu un consentement général au meurtre de la part des Allemands présents à l’Est et que - hélas pour l’Allemagne - Hitler n’a pas été seul responsable de tout.

Mais l’auteure montre aussi que pour commettre leur crime, les Allemands purent s’appuyer sur de nombreuses complicités locales dans les territoires les plus occidentaux de l’URSS où les Juifs payèrent très chèrement le fait d’être perçus comme prosoviétiques par une kyrielle de nationalistes polonais, baltes, ukrainiens ou roumains.

L’ouvrage nous fait dès lors mieux comprendre le forcing actuel des Etats de cette partie du continent pour faire reconnaître par l’Union Européenne l’équivalence entre les deux « totalitarismes » nazi et communiste. La graver dans le marbre atténue d’autant la responsabilité de tous ces nationalistes assassins de Juifs dans le crime qui a été commis.

Ils ont été coupables, certes. Mais l’URSS a été encore plus coupable contre leur peuple. Match nul !
C’est ce que l’on appelle « les usages politiques de l’histoire »...

L’ouvrage nous rappelle également que si la fusillade fut le mode d’exécution le plus employé par les tueurs, il n’a cependant pas été le seul.
« A partir de l’été 1942, nous dit l’auteure, les camions à gaz de l’Einsatzgruppe D sillonnèrent les plaines du sud de la Russie. L’Einsatzkommando 12 arriva dans le village de Mikhaïlovskoïé à l’automne 1942 alors que les températures étaient encore douces pour la saison. Une fois sur place, Ivan Fedorovitch L., Volksdeutsche [Allemand ethnique de Russie] servant d’interprète, arpenta le village à pied, en compagnie de policiers locaux, à la recherche des Juifs. Ils fouillèrent quelques fermes et trouvèrent 7 ou 8 familles. Ils les arrêtèrent et les conduisirent jusqu’à un hangar dans lequel attendaient d’autres familles juives, interpellées à divers endroits du village. Le commando fit une pause pour déjeuner. Ivan Fedorovitch en profita pour boire plusieurs gorgées de schnaps. Puis il fallut se remettre à l’ouvrage. On stationna le camion à gaz à l’entrée du hangar. On arracha les vêtements des victimes. On fit monter un premier groupe de Juifs, complètement nus ; on ferma les portes. Le conducteur raccorda le tuyau avec l’intérieur du caisson. Puis, il prit place à l’avant du camion, démarra le moteur et quitta les lieux. Un petit groupe de Juifs fut momentanément épargné afin qu’ils déchargent et enterrent les corps dans une tranchée à quelques kilomètres. Ils furent ensuite fusillés par le commando. L’Einsatzkommando 12 avait trouvé une parade au difficile déchargement des cadavres en le faisant effectuer par d’autres. »

Russie stalinienne égal Allemagne nazie, vraiment ?

Et si toute victime mérite la compassion, faut-il vraiment se scandaliser des exactions commises à la fin de la guerre par l’Armée Rouge dans l’Allemagne vaincue ?

Qui était, qui reste le véritable barbare ?

Pour les Juifs soviétiques des territoires occupés qui ne pouvaient fuir nulle part, il n’y avait aucune échappatoire.
Susi Grunberg-Gelbardova, habitante du ghetto de Louninets, en avait bien conscience qui écrivait à son mari le 1er septembre 1942 : « Mon mari bien aimé ! Je suis assise peut-être pour la dernière fois dans cette chambre où nous avons été si heureux ; et je t’écris quelques mots d’adieux. J’ai le sentiment que tu es en vie et j’espère que ces lignes vont te parvenir. Les fosses sont prêtes. Tôt ou tard, probablement cette nuit, l’inévitable va se produire. Je meurs à contrecoeur, mais je veux mourir comme un "homme" si je ne parviens pas à m’enfuir. Je ne sais pas encore ce que je vais faire avec l’enfant. L’étau se resserre tant qu’on ne peut pas s’évader. » Le ghetto de Louninets fut « liquidé » le lendemain...

« Les faits sont têtus » écrivait Lénine. Par sa minutieuse reconstitution des faits, ce livre jette à la face du fascisme toute sa monstruosité et rend à chaque victime son éclatante humanité.

Franck Schwab
Président de la Régionale de Lorraine de l’APHG
Membre du Conseil de Gestion de l’APHG


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