La poliomyélite, une maladie qui inspire alors effroi et terreur
La poliomyélite, souvent appelée « polio », est une maladie infectieuse causée par un virus qui attaque le système nerveux, la moelle épinière, et peut paralyser un individu, le plus souvent un enfant à vie en quelques heures. Le virus atteint aussi l’appareil respiratoire, paralysant les muscles et provoquant la mort par étouffement de sa victime.
Des égyptologues britanniques disent avoir reconnu des traces de la maladie sur un squelette datant de 3 400 ans avant J.-C. La première description de la maladie date du dix-huitième siècle et en 1840 Heine isole le virus. [1] Mais c’est seulement depuis le vingtième siècle que des données précises à son sujet sont recueillies. De 1900 à 1925, la polio toucha beaucoup d’enfants à travers l’Europe et les États-Unis. Chaque pays connut ses poussées épidémiques. Pendant l’entre-deux-guerres la maladie toucha aussi de jeunes adultes et également des adultes plus âgés chez lesquels les séquelles étaient souvent plus graves.
De 1945 à 1956, la poliomyélite s’étendit à un tel point dans le monde qu’une véritable terreur s’installa. A son apogée aux États-Unis, en 1952, la polio paralysa ou tua plus de 24 000 personnes. Durant cette période, en France, on dénombra entre 1 500 et 2 000 nouveaux cas chaque année
En 1928, à Boston, pour assurer l’assistance respiratoire des patients et éviter leur mort par étouffement, l’utilisation du respirateur Drinker, du nom de son inventeur, se popularisa. On parla ensuite des « poumons d’acier. » Le principe en était simple : le patient était introduit dans un caisson, sa tête seule dépassait, un soufflet géant animé par de puissants générateurs électriques exerçait une pression alternée. La durée des séances de caisson variait selon la gravité de l’état du patient : quelques jours, quelques semaines, quelques mois, toute une vie parfois. Les photographies d’alors montrant de grandes salles d’hôpitaux remplies de ces machines avec les patients, souvent des enfants dont seule la tête dépassait, frappaient les esprits.
Car le mal était alors sans remède. Un premier vaccin contre la polio fut développé en 1955 par le biologiste américain Jonas Salk, un vaccin injectable de virus inactivé, et un autre, presque en même temps et très comparable à L’Institut Pasteur de Paris par le Professeur Pierre Lépine. Mais en 1956 ces vaccins étaient encore peu utilisés, on cherchait à les perfectionner car leur efficacité et leurs effets secondaires étaient encore très discutés. De sorte que l’annonce de la maladie suscitait l’effroi. La tuberculose, grâce aux antibiotiques, venait d’être vaincue, la mortalité infantile reculait [2]mais la polio semblait incontrôlable et elle effrayait d’autant plus qu’elle provoque une mort et des souffrances horribles, et qu’elle touchait en priorité les enfants en bas âge.
Une épidémie brutale et meurtrière frappe la Lorraine en 1957
Au début de l’année 1957 une terrible épidémie de poliomyélite frappe l’Est de la France et plus particulièrement la Lorraine.
Un seul cas de poliomyélite était recensé en Meurthe-et-Moselle en janvier 1957, et un seul également en février. Mais à partir de mars, il en va autrement. [3] Une véritable « poussée épidémique » s’amorce. Des cas isolés puis de plus en plus nombreux sont recensés dans les arrondissements de Lunéville et de Nancy puis l’ensemble du département est touché ainsi que les départements voisins. De mars à octobre on recense des dizaines de cas très graves chaque mois, la situation commence à s’apaiser seulement à partir de novembre, avec cinq nouveaux cas seulement et six en décembre. Chaleur précoce, sécheresse relative, mobilité des populations et nombreux rassemblements ont favorisé la propagation du virus. Près de neuf patients sur dix sont des enfants de moins de quatorze ans mais on compte aussi quelques adultes. Plusieurs centaines de cas de formes paralytiques de la maladie sont déclarés. Les hôpitaux nancéiens sont débordés et pour réduire la contagion, les patients sont envoyés en priorité à l’hôpital Maringer de Nancy, au service de maladies infectieuses, où la vaccination est envisageable. Le Docteur Pierre Gerbaut dirige ce service depuis 1955. Mais même dans ce service les vaccins sont rares et leur efficacité reste discutée. Dans ces conditions difficiles le Docteur Gerbaut doit mettre en place des campagnes de vaccination. [4]
Des centaines de patients affluent donc au service durant ces mois difficiles. Chaque cas est particulier. Certains sont agonisants et l’évolution fatale est inéluctable, d’autres sont touchés sévèrement et de lourdes séquelles sont prévisibles s’ils survivent : paralysie totale ou partielle (bras ou jambes), longs mois voire une vie entière à passer avec l’assistance respiratoire d’un énorme « poumon d’acier ». Certains sont atteints par le virus mais plus légèrement et au terme d’une hospitalisation assez brève peuvent envisager de reprendre leur vie « d’avant ». Les soignants doivent commencer par porter des diagnostics précis pour établir un protocole de soins adapté à chaque patient.
Confrontés à la pénurie de vaccins, les soignants décident de les réserver aux patients les plus gravement atteints et risquant la mort. Les soignants choisissent donc de se priver, pour eux-mêmes, de vaccin. Le virus est pourtant contagieux et il peut frapper les adultes, et en particulier les soignants en contact direct avec les malades. Les soignants savent les risques qu’ils prennent, ils les acceptent et les assument.
L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier et de ses collègues.
Parmi ces soignants, une jeune interne, Marie-Thérèse Wauthier. Marie-Thérèse Wauthier est née à Metz le 16 octobre 1929, d’un père inspecteur des PTT et d’une mère institutrice. [5] Elle a un frère. Expulsée pendant la guerre avec sa famille, elle commence ses études secondaires à Lyon puis, avec la Libération, elle les finit à Metz où la famille est revenue, rue de Queuleu. Elle embrasse alors la carrière médicale et obtient son doctorat dès 1953. Elle réussit ensuite le difficile concours de l’Internat à Nancy. Difficile car les lauréats sont peu nombreux, sept en 1955. Et les lauréates sont encore plus rares, quatre seulement à Nancy de 1951 à 1958. Ce n’est pas fortuit. Les étudiantes en médecine sont alors nettement moins nombreuses que les étudiants mais surtout les professeurs, à l’internat, écartent généralement les candidatures féminines : « Elles se marieront, auront des enfants et seront ensuite perdues pour la médecine, » répètent sans s’en cacher nombre d’entre eux sans que cela scandalise les contemporains. L’anonymat n’est pas de règle, au contraire, à cette époque à ce concours et les professeurs ont alors l’habitude de favoriser nettement ceux qu’ils souhaitent voir reçus. [6] Pour que le jury des professeurs des années cinquante se résigne à admettre une jeune femme il faut que cette dernière démontre une culture médicale absolument exceptionnelle. C’est le cas de Marie-Thérèse Wauthier.
Elle entend vivre intensément son métier de médecin. Sans pour autant choisir le « célibat médico chirurgical », pour reprendre une expression alors usitée à propos de certaines femmes aux compétences reconnues dans le monde médical mais qui avaient renoncé à une vie de couple et de famille pour mieux assurer leur place dans cet univers alors très masculin. Marie-Thérèse Wauthier est fiancée à un étudiant en médecine et ils partagent une même passion pour leur métier, des goûts culturels comparables, des idéaux communs, et le mariage est proche. Tout semble sourire à la jeune femme, elle semble alors rayonner de bonheur mais ses amies ne la jalousent pas car sa bienveillance lui vaut l’estime et la sympathie de ses confrères.
Après une année d’interne provisoire dans le service de médecine générale du Professeur Abel, elle est interne titulaire d’abord dans le service de rhumatologie du Professeur Louyot puis au service des maladies infectieuses. L’épidémie de poliomyélite éclate, comme nous l’avons vu, dans les semaines qui suivent son arrivée.
Qui sont les autres soignants en contact direct avec les malades ? Le Docteur Jean Lorrain, [7] vingt-sept ans alors, est chef de clinique au service des maladies infectieuses et se dévoue sans compter. Les internes sont très peu nombreux, les jeunes externes du service ne peuvent suffire à accueillir tous les malades qui affluent, il faut les renforcer. Des externes d’autres services et en cours d’étude se portent volontaires pour exercer les gardes et les permanences. Eux aussi savent les risques encourus mais ils estiment que leur devoir est, avant tout, de servir les malades menacés. Les médecins au contact des malades sont donc jeunes, quel que soit leur grade, ils ont pour la plupart entre vingt-deux et vingt-huit ans.
Parmi les soignants, les religieuses sont très présentes, jour et nuit, au service des maladies infectieuses comme dans la plupart des services des hôpitaux de Nancy d’alors. Parmi elles, Sœur Dominique. Petite, déjà âgée et le visage tout ridé, elle veille à chaque malade et accueille et accompagne aussi les jeunes soignants avec une bienveillance, une douceur et une sérénité à toute épreuve. On l’appelle assez vite « l’ange des polios. » Elle ne s’occupe pas seulement de la bonne exécution des gestes techniques, elle rappelle inlassablement ce que l’on appelle aujourd’hui les « gestes barrière », le lavage des mains, la rigueur des règles de prévention et d’hygiène. Elle est aussi à l’écoute de chacun et sait trouver des paroles de réconfort. « Les malades ont seulement besoin que vous soyez là », dit-elle une fois à un soignant un peu découragé. [8]
Des infirmières, des aides-soignantes, des personnels techniques et d’entretien sont aussi mobilisés. Il est difficile d’imaginer la situation d’alors dans les salles de ce service, aucun cinéaste ne s’y est risqué, même après les événements. Les patients arrivent en nombre, il faut leur trouver une place en évitant des risques de contamination accrus. Des générateurs fonctionnent en permanence pour faire fonctionner les poumons d’acier et on redoute la panne aux effets catastrophiques pour le patient. Malgré le bruit et l’agitation il faut prendre le temps de réfléchir à chaque cas qui est un cas particulier. Sans cesse il faut surveiller le rythme respiratoire, le pouls, la tension, poser des canules, désobstruer, éviter de montrer ses peurs ou ses inquiétudes. Les visites et contre-visites au chevet du patient doivent être fréquentes, de jour comme de nuit.
Et il faut rappeler que la grande majorité des hospitalisés sont de très jeunes enfants. Les parents ne peuvent rester à leur chevet, les salles sont déjà encombrées. Beaucoup de ces enfants quittent pour la première fois leur famille, ont le sentiment de pénétrer dans un univers effrayant et la terreur s’ajoute à la maladie. Ce ne sont pas des patients comme les autres. Il faut leur parler avec douceur, leur expliquer ce qui se passe. La compétence technique ne suffit pas pour les tirer d’affaire, les qualités d’empathie et les capacités de dialogue sont tout aussi nécessaires. Elles le sont aussi quand il s’agit d’adultes, comme une jeune mère de famille de Haute-Marne, hospitalisée, qui s’inquiète pour ses enfants restés à la maison. [9]
Ces raisons poussent Marie-Thérèse Wauthier à choisir de ne pas quitter le service, d’y rester jour et nuit car il y a toujours à faire, un cas clinique compliqué, un enfant qui a besoin de réconfort. Elle se donne toute entière aux patients, au plus fort de la crise. Et son action fait merveille, elle redonne espoir à beaucoup et permet à un bon nombre d’enfants de quitter le service plus tôt que prévu. Mais elle s’épuise.
L’épuisement touche la plupart de celles et ceux qui se dévouent jour et nuit auprès des malades. Il est vrai qu’ils ne sont guère relayés. C’est particulièrement net chez les externes. Si certains se sont portés immédiatement volontaires d’autres ont, semaine après semaine, rivalisé d’imagination pour mettre en avant les prétextes les plus divers leur permettant d’échapper aux gardes afin de ne pas avoir à relayer leurs camarades exposés avec toute la prise de risque que cela suppose. Il est vrai que les examens universitaires ont lieu aux dates prévues et que les programmes de révision ne sont pas allégés. Car la société alentour continue à vivre presque comme avant, sans rien changer de ses habitudes, ce qui explique d’ailleurs la forte poussée épidémique. Un externe volontaire prend alors l’initiative de dresser la liste des étudiantes et étudiants qui ont assuré sans relâche des gardes au service des maladies infectieuses et il va voir un membre du jury [10] en lui faisant part du malaise éprouvé par celles et ceux qui, épuisés par les gardes, ne voudraient pas être les seuls recalés de la promotion car leur travail au service des maladies infectieuses ne leur aurait pas permis de satisfaire aux exigences du jury des professeurs. Ces derniers comprennent très bien la situation et aucun des externes volontaires n’est recalé aux examens de cette année-là.
Au bout de plusieurs semaines l’état de fatigue est général dans le service mais le travail à accomplir reste considérable. Marie-Thérèse Wauthier ressent bien quelques symptômes de forte fatigue mais elle ne ralentit pas le rythme de son travail. Des examens plus approfondis s’avèrent cependant nécessaires et lui révèlent le terrible nouvelle : elle est touchée par le virus. Et des analyses complémentaires indiquent qu’elle est victime de la forme la plus sévère de la maladie.
Marie-Thérèse Wauthier n’est pas la seule soignante terrassée par la poliomyélite. Un autre interne, le Docteur Jacques Montaut, est lui aussi touché, mais par une forme moins grave de la maladie et il ‘en remet, assez difficilement toutefois. Heureusement les autres soignants et les auxiliaires des soignants échappent au fléau.
Une thèse de médecine rédigée peu de temps après, en 1958, par Pierre-Jean Melnotte [11] dresse un premier bilan de cette poussée épidémique de huit mois. On déplore treize morts. C’est beaucoup mais d’habitude ce genre d’épidémie entraînait la mort rapide de dix pour cent des patients touchés, comme ce fut le cas en 1943 à Nancy. Or des centaines de patients sont passés à l’hôpital Maringer. Certains souffrent de lourdes séquelles mais les nombreux patients atteints de séquelles s’ajoutent toujours aux morts des épidémies de poliomyélite d’alors. Après avoir noté ce résultat épidémiologique remarquable au regard des conditions du moment, Pierre-Jean Melnotte l’attribue à l’activité des soignants de l’hôpital Maringer et à la pratique d’hospitalisation précoce qui permettait de mettre rapidement les patients au contact de personnes entièrement dévouées à leur cas. L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier, de ses collègues et de tous les soignants et de leurs auxiliaires n’a donc pas été vain et a permis de sauver des dizaines de vies.
Le pic de la crise est passé à la fin de l’année 1957 mais les responsables sanitaires s’inquiètent du devenir des enfants et jeunes adultes convalescents pour lesquels une réadaptation est nécessaire afin de limiter les conséquences fonctionnelles de la maladie. Le Doyen Jacques Parisot propose de reconvertir une partie du préventorium de Flavigny, à une quinzaine de kilomètres de Nancy, qui était moins occupé avec les progrès décisifs de la lutte contre la tuberculose obtenus quelques années auparavant grâce aux antibiotiques. [12] Cette reconversion est d’autant plus pertinente que de nouvelles poussées épidémiques apparaissent quelques années plus tard, en 1961 dans l’Aube et en 1962 dans les Ardennes. Mais, grâce à la généralisation progressive de la vaccination antipoliomyélitique des jeunes enfants avec un vaccin plus sûr -l’utilisation du vaccin atténué par voie orale d’Albert Sabin à partir de 1961- les cas les plus graves de la maladie, entraînant la paralysie irrémédiable, disparaissent. C’est trop tard pour Marie-Thérèse Wauthier.
L’état de certains jeunes patients, une vingtaine, ne leur permet toutefois pas de quitter les bâtiments hospitaliers. C’est le cas de Fernand Néault, originaire de Bonnevaux dans le Doubs, hospitalisé à l’âge de sept ans et qui passa cinquante ans alité au centre hospitalier de Nancy. Lourdement handicapé, lié à son poumon d’acier, ayant perdu l’usage de ses mains, il tapait sur des claviers avec ses pieds, réussit un Cap de comptabilité et fut un féru d’informatique et devint une figure locale unanimement appréciée. Sa rencontre avec un journaliste du quotidien régional l’Est Républicain, Jo Dieudonné, fut à l’origine de campagnes de Noël en faveur des enfants hospitalisés victimes de la polio mais c’est une autre histoire… [13]
Marie-Thérèse Wauthier est désormais elle aussi hospitalisée, à l’automne 1957, alors que le pic épidémique s’achève, aux côtés des plus infortunés des patients auxquels elle s’est consacrée. Son état ne cesse de s’aggraver et au bout de quelques mois elle est totalement paralysée. Sa mère vient chaque jour à l’hôpital à son chevet. La jeune femme demande à son fiancé de ne plus se sentir engagé à elle afin qu’il puisse fonder une famille par la suite. Elle est parfaitement lucide, elle maîtrise parfaitement les connaissances des médecins d’alors sur la maladie et elle sait l’issue de son mal inéluctable. Seule la durée de sa lente agonie reste inconnue. Encore quelques jours ? Quelques semaines ? Quelques mois ? Pour autant, elle ne se renferme pas sur elle-même. Ainsi, à des externes avec lesquels elle avait travaillé au plus fort de l’épidémie et qui revenaient au service à l’occasion de Noël pour apporter des cadeaux aux enfants et organiser un petit temps de fête elle trouve la force de dire, en souriant : « C’est beau ce que vous faites. » [14]
Au terme de trois ans de souffrances, ayant gardé jusqu’au bout sa lucidité et son intelligence, elle meurt au matin du 26 août 1960.
L’émotion est grande à Nancy dans le monde médical et au-delà. De nombreux hommages sont rendus à la jeune femme lors de ses obsèques, le 29 août. Son histoire touche bien au-delà de Nancy. Le 31 août le quotidien Le Monde lui consacre un article sous le titre « Une doctoresse meurt victime de son dévouement. » Le10 novembre de la même année, lors de sa séance solennelle, l’Académie nationale de Metz, sa ville natale, lui confère à titre posthume, sa médaille de vermeil. Le 15 septembre de l’année suivante une revue destinée aux jeunes lui consacre un récit en bandes dessinées en trois pages pour dix-huit vignettes qui retracent sa vie dans la série « Filles de France. » Peu après la ville de Saint Jean de Luz, à l’autre bout de la France, lui dédie une « rue du Docteur Marie-Thérèse Wauthier. » Ceux qui l’ont connue sont marqués par sa mémoire et son souvenir. Le 28 septembre 1963, quand pour la première fois au monde un train médicalisé avec appareils respiratoires, groupes électrogènes de 200 kilos et bouteilles d’oxygène quitte la gare de Nancy en emmenant 157 malades de la polio en pèlerinage à Lourdes (c’est d’ailleurs une prouesse technique pour la SNCF) l’initiateur du projet, le Docteur Cattenoz, qui a travaillé avec Marie-Thérèse Wauthier, lui rend un vibrant hommage et rappelle que l’idée de ce projet est née de leurs conversations alors qu’elle était paralysée… La presse française et internationale est présente. [15]
Quelle mémoire pour aujourd’hui et pour demain ?
Mais les années passent Le souvenir de Marie-Thérèse Wauthier est aujourd’hui totalement absent des lieux, bâtiments et espaces de Lorraine : pas une rue, pas une institution, pas une salle ne porte son nom. Cela interpelle l’historien, mais ce n’est pas anodin ni le fait du hasard. Pourquoi ?
La mémoire d’un nom, d’une vie, d’une action ne dépend qu’en partie de la qualité ou de l’importance d’une action, elle est avant tout le fruit d’une élaboration collective, construite par celles et ceux qui ont survécu à la personne et à l’action concernées. Et cela concerne autant la mémoire d’un médecin que d’un écrivain, d’un peintre ou d’un élu.
Certes les proches de Marie-Thérèse Wauthier ont continué à évoquer sa mémoire dans un cadre familial ou professionnel restreint. Sinon, cet article n’aurait pas vu le jour. On peut signaler aussi le site consacré aux professeurs et figures de la faculté de médecine de Nancy créé par le Professeur Bernard Legras ou les livres du Professeur Jean Schmit [16] qui évoquent aussi le Docteur Cattenoz et le Professeur Montaut. Une plaque à sa mémoire est apposée au bâtiment Canton au CHRU de Brabois. Cela est utile mais ne peut suffire à la construction d’une mémoire collective.
Plusieurs éléments conduisent à un relatif oubli. La famille de la défunte était discrète tout au long du drame, bien que présente lors des mois de souffrance de la jeune interne, et elle resta tout aussi discrète après son décès. Les médecins et auteurs qui ont publié sur l’épidémie n’étaient pour la plupart pas directement engagés à l’hôpital Maringer et ne connaissaient pas la jeune interne. Leurs études étaient globales, statistiques, épidémiologiques. Les publiants ne sont pas les soignants. Ensuite le service des maladies infectieuses de Nancy a été restructuré.Ceux qui ont œuvré au plus fort de la crise se sont dispersés. Le Docteur Lorrain a dirigé l’hôpital de Saint Nicolas de Port à partir de 1965, le Docteur Jacques Montaut est devenu Professeur de neurochirurgie [17], les externes volontaires sont partis vers d’autres horizons, les religieuses se sont retirées peu à peu des structures hospitalières et se montrent très discrètes quand il s’agit les actions passées. Les nouveaux responsables des services de maladies infectieuses n’ont pas travaillé avec Marie-Thérèse Wauthier, elle n’est qu’un nom pour eux.
Et puis une information chasse l’autre. La France du début des années soixante vit au rythme des nouvelles venues d’Algérie. Puis, la guerre d’Algérie étant finie, la France entre dans la société de consommation, le temps des guerres semble passé, l’insouciance, l’optimisme et même l’hédonisme s’imposent. La référence aux vertus héroïques, si fréquente durant les années de guerre, semble fatiguer ou lasser ceux qui veulent regarder vers l’avant et les vastes horizons et célébrer la mémoire du président Kennedy plutôt que celle d’une jeune Lorraine. En outre la société de la seconde moitié du vingtième siècle, toutes qualités égales par ailleurs, célèbre plus volontiers les hommes que les femmes, comme en témoignent les noms de rues choisis alors.
Mais il est une autre raison, plus profonde, qui explique ce silence persistant. L’engagement et la longue agonie de Marie-Thérèse Wauthier donnent de la médecine une image non pas triomphante mais modeste et vulnérable. Les jeunes patients ne sont pas tous sauvés, même si la polio est peu à peu vaincue. Mais les techniques médicales restent impuissantes face à la paralysie et aux séquelles qui emportent après trois années de souffrance la jeune interne. Or, au même moment, la médecine technicienne des CHU rassure, la société cherche à évacuer l’image de la mort, de la souffrance, et pense en avoir fini avec les maladies contagieuses. Evoquer le destin de Marie-Thérèse Wauthier dérange, d’une certaine manière. Il rappelle que si certains fléaux ont été vaincus, d’autres demeurent ou peuvent surgir, qui pourraient exiger le don total de ceux qui y sont confrontés, et en particulier des soignants. Il rappelle aussi la vulnérabilité de nos sociétés comme des individus face à de telles épreuves. La société de la fin du vingtième siècle n’était sans doute pas prête à y réfléchir. Et la société de l’après covid-19 ?
Il reste peu de personnes encore vivantes qui ont connu Marie-Thérèse Wauthier et son histoire. Les mémoires privées sont en train de s’éteindre. Le temps est-il venu, surtout après la pandémie qui a frappé le monde en 2020, de faire entrer le parcours singulier de cette jeune interne dans la mémoire collective ? Car derrière la mémoire de cette jeune femme prématurément disparue, c’est la prise en compte des enjeux sanitaires dans les sociétés d’hier mais aussi d’aujourd’hui et de demain qui est en cause.
25 avril 2020
Etienne THEVENIN,
Maître de conférences HDR en Histoire contemporaine
Université de Lorraine (Nancy)
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