"Les ministres parlent d’un armistice. Dans quelles conditions, Seigneur ? Avoir à le signer avec ce fourbe [Hitler] ! Capituler en somme ! Je ne sais plus comment je vis. Le Conseil [des ministres] de tout à l’heure a dû être dramatique ! Comment mon pauvre Albert peut-il supporter pareille torture !" écrit Marguerite Lebrun à la date du 13 juin 1940. Et quatre jours plus tard, au moment où le maréchal Pétain vient de prendre la direction du pays : "C’est donc en grande partie un gouvernement militaire. Cela vaut mieux pour traiter l’armistice, le public l’acceptera de Pétain, car, curieuse anomalie, ce sont les militaires qui veulent cesser le combat, les civils qui voudraient lutter."
Curieuse anomalie, en effet ! Marguerite Lebrun, épouse de président qui se voulait en toutes circonstances, pour son mari, une "aide fidèle, une associée sur laquelle il était sûr de pouvoir compter", s’est retrouvée au cœur des événements qui ont conduit à la disparition de la IIIème République. Et à lire, au jour le jour, ce que nous dit cette femme perspicace et très bien informée de l’attitude du maréchal Pétain et du général Weygand, on en vient à penser que l’inculpation de "complot contre la sûreté de l’Etat" instruite contre le premier au moment de son procès n’était peut-être pas si irréaliste que cela …
Mais l’intérêt du livre est loin de se limiter à la seule question des responsabilités dans le drame de 1940. Car la suite du Journal nous offre un tableau saisissant de la France sous l’Occupation, observée depuis Vizille, dans la grande banlieue de Grenoble, où le couple présidentiel s’est retiré après la mise en place de l’Etat français. Marguerite Lebrun y tient une chronique monumentale des "années noires" où rien n’échappe à son regard acéré : ni la délation favorisée par le bonapartisme ambiant ("Dernièrement, le Gouvernement invita le conseil municipal de Vizille à adresser un message de félicitations spontanées [sic !] au Maréchal et à l’Amiral. Après échanges de vues, le Conseil accepta d’envoyer le premier, mais déclara n’avoir aucune raison d’envoyer le deuxième. Le notaire [untel], qui est du Conseil, dénonça ses collègues et Faure dut aller s’expliquer chez le préfet") ni la cruauté des persécutions antisémites ("Elle [une amie] vient de passer quatre jours à Aix où elle a assisté à l’arrestation de juifs étrangers emmenés en car, les jeunes gens en voiture grillagée. Une foule énorme assistait, sans trop oser protester, car on savait que la police en civil surveillait les gens. Elle a vu une jeune fille de quinze ans, à genoux sur le trottoir, sanglotant les bras levés, au rapt de ses parents. Mme Isnel en fut si bouleversée qu’elle ne put déjeuner. Le lendemain, elle vit passer des cars analogues de Chambéry. La rafle a été faite partout : par ici, beaucoup ont été arrêtés à Bourg-d’Oisans.") ni enfin l’horreur de la guerre civile conduite sous couvert de "maintien de l’ordre" et de "lutte contre le terrorisme" ("C’est odieux de faire brimer des Français par d’autres Français, pour le compte de l’ennemi. C’est contraire au droit des gens et à la convention de La Haye signée par l’Allemagne. C’est aussi odieux que de voir le ministre de l’Intérieur désignant les otages de Châteaubriant que les Boches vont fusiller. Jamais pareille infamie ne s’est vue dans l’histoire. Et tout cela se fait au nom d’un maréchal de France.").
Par l’importance de ce qu’il nous révèle sur le comportement des Français sous l’Occupation, le Journal de Marguerite Lebrun se rapproche beaucoup de celui de Maurice Garçon. La narratrice partage d’ailleurs avec le célèbre avocat plusieurs points communs.
Comme lui, elle est une bourgeoise conservatrice qui est très attachée aux libertés individuelles mais qui condamne sans réserve le Front Populaire et qui déteste viscéralement le communisme, même si elle sait également dépasser ses préjugés pour reconnaître le rôle joué par les militants du PCF dans la Résistance ou pour critiquer, au besoin, sa classe sociale ("la presse communiste prêche l’union, écrit-elle ainsi le 22/09/1944, mais la dit impossible avec les pétainistes, c’est-à-dire, à ses yeux, avec les bourgeois sans discrimination. Hélas ! Elle a en partie raison quand on constate que la noblesse trop nombreuse, une partie de la haute bourgeoisie, tant d’académiciens et d’intellectuels, une partie du clergé, beaucoup de beaux soldats ont été hypnotisés par le passé de Pétain, ainsi que quantité de bonnes gens comme notre curé qui ont suivi les yeux fermés les consignes de Vichy.")
Comme Garçon aussi, elle est une patriote intransigeante qui rejette d’emblée le régime de Vichy et qui est ulcérée par la servilité du couple Pétain / Laval à l’égard de l’occupant ("Quant à l’illusion du Maréchal de rester en France pour protéger le pauvre peuple, écrit-elle au 1er janvier 1942, elle aussi est dissipée. Il n’a rien protégé du tout en capitulant sur toute la ligne : un peuple qui ne peut ni manger ni se chauffer ni se déplacer ni se vêtir ni connaître la vérité ni exprimer sa pensée ni jouir d’aucune liberté, un peuple ruiné, pressuré, trompé, ce n’est qu’un peuple sous la botte ennemie.")
Les deux diaristes apparaissent finalement comme des républicains de 1870 égarés au siècle des totalitarismes.
Seule différence notable entre eux : la religion tient une grande place dans la vie de Marguerite Lebrun qui est, comme son président de mari, une catholique pratiquante. Toute la famille d’ailleurs, issue de la méritocratie des grandes écoles scientifiques, est d’une moralité et d’une simplicité de vie bibliques, ce qui bat en brèche les vieux clichés - véhiculés par l’extrême-droite et parfois encore vivaces aujourd’hui - sur le personnel politique d’une IIIème République uniquement composé de farouches francs-maçons, d’anticléricaux endurcis et d’affairistes impénitents.
Au passage, l’ouvrage redonne sa juste dimension à la figure d’Albert Lebrun qu’il montre très estimé par la population et dont il rapporte beaucoup d’analyses et de jugements sagaces (ainsi sur Pétain, à la date du 17/11/1942 : "J’ai connu tous nos généraux. Avec tous, je me sentais en confiance, mais jamais avec lui. Quelque chose en lui m’a toujours repoussé. Il a un immense orgueil, un entêtement irréductible. Jamais son orgueil ne lui permettra d’avouer qu’il s’est trompé. Il a choisi la carte allemande, il la jouera jusqu’au bout, dût la France en mourir.").
Dans Cent ans de République, Jacques Chastenet disait déjà, le concernant, qu’il était " à la fois ferme patriote, homme d’une grande dignité personnelle et observateur scrupuleux de la Constitution". L’homme, en tout cas, valait bien mieux que l’image qu’en a laissée, pour la postérité, le mot injuste du général De Gaulle, et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de montrer le dernier président de la IIIème République sous son véritable jour.
Franck SCHWAB
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