Limite du territoire d’un Etat et de sa compétence territoriale. "L’Angleterre, ce champ dont la mer est la haie" (Shakespeare, Le roi Jean) ; v. hexagone. Par extension, limite séparant deux zones, deux régions, ou même deux entités plus ou moins abstraites (frontière linguistique, "la frontière entre le bien et le mal"). La notion et le mot, même en restreignant le sens à la limite entre deux pays, n’ont pas une très longue histoire, l’un et l’autre supposant une souveraineté nationale qui ne remonte guère au-delà du XVème siècle : jusque là, l’Etat résultant de la juxtaposition de seigneuries, sa bordure se confondait avec les leurs, et chaque pays n’avait que des "fins" ou des "confins". Le renforcement de la puissance royale, notamment de sa puissance militaire, amena la construction de places fortes dites "frontières", un adjectif dérivé du mot "front", au sens militaire, dont l’ensemble, ni continu ni situé exactement sur la limite, finit, après bien des guerres et des tractations, par constituer la frontière au sens moderne, sanctionnée par un traité et jalonnée par des bornes, des barrières, des "poste-frontière". "Les frontières sont des lignes. Des millions d’hommes sont morts à cause de ces lignes" (G. Perec, Espèces d’espaces).
ll a été abondamment prouvé que la théorie des "frontières naturelles" est une construction politique et intellectuelle, élaborée à partir de considérations militaires locales et de la lecture de cartes qui surreprésentaient les rivières et des "chaînes" de montagnes parfois imaginaires. "Ce que les diplomates rabâchent à propos de "frontières naturelles" qui sépareraient les Etats en vertu d’une prédestination géographique, est dépourvu de raison" (E. Reclus, L’Homme et la Terre). Un tracé appuyé sur un accident naturel n’est d’ailleurs pas une garantie absolue de netteté : quelle ligne choisir au milieu d’un fleuve (milieu du chenal, du lit majeur) ou même d’une chaîne de montagnes (ligne de crête, ligne de partage des eaux) ? Toutes les frontières, par définition, sont artificielles. "Frontière : ligne imaginaire entre deux nations, séparant les droits imaginaires de l’une des droits imaginaires de l’autre" (A. Bierce).
Des géographes se sont attachés à décrire les processus de formation des frontières dans diverses parties du Monde, les théories, les mécanismes et les jeux d’intérêt qui ont présidé à leur formation, dans les vieux pays et dans les anciennes colonies où elles ont été tracées par les pouvoirs coloniaux de façon parfois arbitraire. Certaines ont été ensuite retouchées, comme celle du Brésil, qui est bien loin de la ligne tracée par le traité de Tordesillas ; d’autres ont été conservées malgré d’apparentes absurdités comme en Afrique ; le dessin de la plupart d’entre elles traduit plus l’état des forces concurrentes au moment où elles ont été définies qu’un quelconque principe général, même s’il est baptisé du nom savant de "uti possidetis" (votre territoire va "jusqu’où vous occupez"), habillage juridique d’un état de fait.
La frontière est donc une limite, une interface privilégiée entre des systèmes différents, où fonctionnent les effets de synapse (ruptures, passages, relais) d’autant plus forts que le gradient entre les deux espaces séparés par la frontière est plus fort, comme à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, que tentent de franchir des nuées d’immigrants clandestins et où se développent des industries de montage, les "maquiladoras", qui jouent sur la différence des salaires entre les deux pays. Les zones "frontalières" tirent des avantages particuliers de leur situation, du moins en temps de paix, les "frontaliers" pouvant parfois résider dans un pays et travailler dans un autre, où les salaires sont supérieurs, comme en Alsace ou à la frontière suisse.
Le mot est également employé dans un sens plus général et plus abstrait de limite "idéale" : "La police veillait à ce que la gauche dans ses manifestations ne transgresse aucune des frontières idéales tracées dans Milan" (U. Eco, le Pendule de Foucault) ; v. sanctuaire, réserve, refuge. C’est à la "frontière" entre sciences que se produisent beaucoup de découvertes, dans des zones mal éclairées.
On est alors tout près du sens que Turner avait donné à "frontier", cette frange mouvante où se forgeait une nouvelle société américaine, ou de la "nouvelle frontière" qu’était l’espace pour les Etats-Unis. La frontière est ainsi un front, où l’on affronte non les voisins, mais l’inconnu, différent de la frontière politique, qui borne le pays (en anglais "boundary", en allemand "Grenze", termes qui signalent seulement la limite). En ces sens les "frontiers", et autres "fronteiras", et surtout les "nouvelles frontières", évoquent des ouvertures, des espaces de créativité, et non la fermeture qui est habituellement associée à l’idée de frontière en français. On ne saurait donc traduire ces mots simplement et sans explication par "frontière". Il s’agit au contraire de "nouveaux espaces", d’ "espaces pionniers", à la rigueur de "fronts" qui avancent dans l’inconnu.
Article sur "Frontière" dans "Les mots de la géographie, dictionnaire critique" de Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry, Reclus/La Documentation française, 1992
par Hervé Théry
dimanche 10 mars 2019
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