Une interprétation wébérienne de la fonction primordiale des frontières
Si l’on suit la rubrique "frontière" des différents dictionnaires de géographie français de 1970 au début des années 2000, on va progressivement dans le sens du déclassement d’une notion qui serait historiquement datée (l’apogée des Etats-nations européens de la fin du XIXème siècle) et qui n’aurait plus de signification dans un monde globalisé où les frontières sont désormais ouvertes et poreuses (Lévy et Lussault, 2003). Cette posture postmoderne semble difficilement séparable d’une ambiance idéologique marquée, au moins dans les pays les plus développés du monde, par le consensus de Washington et le dogme inlassablement répété par les médias des bienfaits supposés de l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence. Pour les économistes du commerce international qui théorisent le libre-échange comme Frankel ou Krugman, la distance est à la rigueur un facteur "naturel" de la fonction de coût de transport alors que les frontières sont un obstacle "artificiel" à la réalisation du meilleur des Mondes. On oublie évidemment juste de préciser que la frontière, à l’instar du droit, n’est pas simplement ce qui sépare mais aussi ce qui limite les excès des puissances dominantes.
Pour dépasser ces effets de mode, et comprendre l’actualité de la notion de frontière, il faut revenir à la notion d’Etat ou du moins de "groupement politique", au sens de Max Weber : "Nous dirons d’un groupement de domination qu’il est un groupement politique lorsqu’en tant que son existence et la validité de ses règlements sont garantis de façon continue à l’intérieur d’un territoire géographique déterminable par l’application et la menace d’une contrainte physique de la part de la direction administrative […] Nous entendons par Etat une entreprise politique de caractère institutionnel, lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime" [Weber, 1971].
Le monopole de la contrainte physique légitime qui définit l’essence de l’entreprise politique n’est en effet concevable que si l’Etat dispose d’un moyen efficace de contrôler les flux de toutes natures - et les flux de population au premier chef - qui entrent ou sortent de son territoire. Un pays qui n’est plus en mesure d’assurer un tel contrôle se retrouve de facto affaiblit politiquement et menacé dans son existence. La fin du système socialiste en Europe ne correspond pas au renversement du mur de Berlin, mais débute quelques mois avant l’ouverture de la frontière austro-hongroise qui provoque une réaction en chaîne dans les pays voisins contraints d’ouvrir à leur tour leur frontière. Les citoyens qui émigrent rapidement vers l’ouest "votent avec leurs pieds" en faveur d’une réunification qui apparaît inéluctable, dès lors que le pouvoir central renonce à son pouvoir coercitif.
Le contrôle des flux humains, fonction première de la frontière politique, se double en théorie d’un contrôle sur l’ensemble des flux économiques ou des flux d’informations. Or, les progrès des échanges contemporains dans ces domaines ont rendu pratiquement impossible un tel contrôle, notamment dans le domaine des flux d’informations qui franchissent les frontières grâce aux réseaux hertziens. Même les Etats les plus autarciques comme la Corée du Nord, s’avèrent incapables de contrôler l’ensemble des flux qui entrent ou sortent de leur territoire. Les Etats les plus puissants disposent toutefois encore d’une capacité d’action non négligeable, comme l’ont montré les mesures prises aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre.
On aurait cependant tort de penser que cet affaiblissement de la fonction régalienne du contrôle des flux a ôté toute pertinence à la notion de frontière politique. Leur rôle a sans nul doute évolué fortement depuis le XIXème siècle, mais il n’en constitue pas moins encore une clé essentielle de compréhension du monde d’aujourd’hui.
Information et cadre de l’Etat
Apparemment affaibli par la multiplication des flux internationaux, l’Etat demeure une réalité essentielle puisque c’est précisément dans ce cadre étatique qu’est connue, étudiée ou analysée l’écrasante majorité des informations statistiques sur les flux et les structures du monde contemporain. Si l’on excepte les données environnementales, la très grande majorité des cartes et des tableaux statistiques couvrant l’ensemble du Monde sont établies à partir de données collectées à l’échelon des Etats, éventuellement agrégés ensuite à des niveaux supérieurs mais en respectant les limites des frontières politiques.
Comme l’a démontré Claude Raffestin, le recensement des hommes ou des richesses demeure une prérogative des Etats qui, pour parodier Max Weber, disposent du monopole de la production et de la diffusion de l’information statistique légitime. La Grèce a ainsi pu falsifier pendant plusieurs années son déficit public et empêcher la mise en place de sanctions par l’Union européenne au nom de ce principe. Les services statistiques communautaires (EUROSTAT) étaient contraints de publier des chiffres dont ils n’ignoraient pas le caractère douteux. Les tableaux mondiaux produits par les Nations unies sont des compilations de données nationales. Et le simple fait de figurer dans ces tableaux des Nations unies est considéré comme une reconnaissance symbolique du statut d’Etat autonome. On ne comprendrait pas autrement le refus obstiné de la Chine à voir figurer Taïwan dans les tableaux statistiques du PNUD, de la FAO ou de la Banque mondiale.
La grille de lecture étatique conditionne ainsi insidieusement l’ensemble des représentations contemporaines du monde. Si l’on prend l’exemple du réchauffement climatique et des négociations sur le renouvellement du protocole de Kyoto, on voit immédiatement que poser le problème des émissions de gaz carbonique dans un cadre étatique conduit à chercher des solutions de type international, fondées par exemple sur des quotas de pollution proportionnels à la population ou au PIB des pays et sur un marché d’échange des droits de pollution réglé par des accords de pays à pays. Si l’on changeait de focale en constituant des "macrorégions du monde" composées d’agrégats de pays (Europe-Méditerranée, Amériques, Asie-Pacifique, etc), le problème changerait complétement de nature puisque l’on pourrait imaginer des régulations de nature tout à fait différentes, fondées soit sur les transferts de technologies propres des pays développés vers les pays en développement situés à leur périphérie immédiate du Japon vers la Chine, par exemple, soit sur une répartition des efforts de réduction des gaz à effets de serre entre plusieurs pays ayant formé une alliance globale (Union européenne). L’approche internationale n’aboutit qu’à un simple déplacement des émissions polluantes des centres économiques du Monde vers leurs périphéries immédiates, alors même que les émissions de CO2 sont par définition globales et risquent de toucher le plus durement les pays qui en sont le moins responsable.
La frontière politique comme discontinuité
Le rôle structurant des frontières dans la manière d’appréhender le monde contemporain se lit également dans l’emploi qui est fait du paysage des Etats pour repérer et cartographier les discontinuités économiques et sociales à la surface de la Terre. Si l’on considère par exemple la question de l’inégale répartition de la richesse entre les habitants du monde, on peut penser que la mesure la plus précise et la plus juste du phénomène est celle qui part de la définition des richesses détenues par des individus, des ménages ou des groupes sociaux et qui permet d’établir, par exemple, que les 50 millions de personnes les plus riches (moins de 1% de la population mondiale) concentrent des revenus égaux à ceux des 2 700 millions de personnes les plus pauvres (près de 50% de la population mondiale). Des indices économétriques (Gini) montrent qu’à ce niveau il existe une inégalité abyssale entre riches et pauvres, quelles que soient les réserves que l’on peut émettre sur le mode de calcul de la richesse.
Or, l’écrasante majorité des publications portant sur les inégalités mondiales ne raisonnent pas au niveau des individus, mais au niveau des agrégats économiques constitués par les Etats du monde. On élimine d’ailleurs la notion de stock de richesse (qui supposerait une réflexion sur la dilapidation du patrimoine écologique ou historique) et on se contente du produit national ou intérieur brut, c’est-à-dire le flux annuel des valeurs ajoutées produites à l’aide de l’instrument de mesure des comptabilités nationales. C’est donc principalement dans le cadre des frontières nationales que les richesses sont régulièrement évaluées puis comparées. Même si le Monde est traversé de flux transnationaux et si les inégalités sont d’abord sociales, la lecture principale demeure celle des inégalités entre pays, qui sont beaucoup plus faibles que les inégalités entre personnes ou groupes sociaux.
Les cartes de répartition du PNB ou du PIB par habitant nous habituent à considérer les grandes plages homogènes qui représentent le territoire d’un pays comme des aires socialement et spatialement homogènes, ce qui est évidemment faux (le PIB/habitant des régions chinoises varie dans un rapport de 1 à 10 entre le littoral et l’intérieur). Les seules "inégalités" que l’œil est en mesure de percevoir sur de telles cartes sont les lieux de contact entre des Etats voisins ayant des niveaux de richesse différents, les discontinuités spatiales qui apparaissent le long de certaines frontières, considérées comme "lieu de rupture".
Cela ne signifie pas que la grille de lecture des Etats soit dépourvue d’intérêt pour l’analyse du monde contemporain, mais à condition de bien cerner les domaines d’application. Il est ainsi très intéressant de cartographier les discontinuités de PIB/hab qui apparaissent le long des frontières internationales pour examiner si le passage des Etats les plus riches aux Etats les plus pauvres du globe s’opère de façon graduelle ou de façon brutale. La localisation des frontières correspondant aux plus fortes discontinuités économiques varie fortement selon que l’on considère les différences absolues ou les différences relatives de PIB/hab.
En différence absolue, les frontières qui correspondent aux plus fortes discontinuités spatiales sont les points de contact entre la Triade et sa périphérie proche (le record mondial est tenu par la frontière Finlande / Russie, suivie par la frontière Etats-Unis / Mexique et la frontière Allemagne / Pologne). Mais en termes relatifs, c’est-à-dire lorsqu’on effectue non pas la différence mais le rapport entre les niveaux de richesse, la configuration est sensiblement différente et révèle de très fortes différences entre pays moins développés (par exemple entre les pays africains situés au nord et au sud du Sahara) [Didelon et alii, 2008]
La régionalisation du monde et l’émergence de nouvelles frontières
La mondialisation se caractérise dans de très nombreux domaines de la vie en société par un double phénomène d’affaiblissement de certaines frontières internationales et d’émergence de nouvelles limites politiques supranationales de souveraineté [Grasland et Van Hamme, 2010-2011]. Dans le domaine économique, par exemple, la plupart des auteurs soulignent que l’explosion des échanges internationaux ne s’est pas opérée de façon ubiquiste, mais dans le cadre de groupes d’Etats liés par des accords politiques douaniers (Union européenne, Alena, Mercosur, Asean), par des héritages historiques (anciennes républiques soviétiques) ou par de simples complémentarités productives pas nécessairement formalisées sur le plan politique (Chine-Japon). Du coup, le contrôle des flux migratoires qui était pourtant une prérogative fondamentale de l’Etat au sens de Max Weber peut se trouver transféré à des entités supranationales (espace Schengen) qui mettent de fait en commun leurs frontières et en assurent la gestion commune (avant leur adhésion à l’Union européenne, la Roumanie et la Pologne ont ainsi dû sécuriser la frontière extérieure de l’Union européenne élargie à l’aide de capitaux et de technologies fournis par les pays comme l’Allemagne qui sont désormais situés au cœur du nouvel espace et n’ont plus de frontières avec les pays extérieurs, Suisse mise à part).
Actuellement certaines fonctions traditionnelles des frontières d’Etat disparaissent tandis que d’autres sont conservées ou transférées à des niveaux d’organisation supranationaux ou infranationaux (les périmètres de sécurité des aéroports, les zones franches, etc.). Les frontières n’ont donc pas disparu mais elles se sont complexifiées et ne peuvent être comprises que dans le cadre d’une approche multiscalaire et multifonctionnelle.
La principale frontière à laquelle est confrontée l’humanité au début du XXIème siècle est le double projet de réduction des inégalités entre les hommes et de sauvegarde de l’écosystème terrestre deux questions étroitement liées. Le principal obstacle à cet objectif pionnier est constitué par des frontières matérielles (limites politiques) mais aussi spirituelles (mode d’appréhension de la réalité) qui font obstacle au projet d’un Monde plus solidaire. Si les frontières matérielles demeurent finalement assez poreuses pour le meilleur (diffusion des hommes et des idées) et pour le pire (circulation des gaz à effets de serre, trafics d’armes et de drogue), le problème principal réside dans les frontières spirituelles d’une pensée dominante de l’humanité qui est fondamentalement discontinue (dans l’espace, le temps et la prise en compte des dimensions de la vie sociale). Une société plus humaine ne sera possible que si l’on est capable de dépasser ce mode de pensée discontinu monoscalaire et unidimensionnel au profit d’une autre Weltanschauung à la fois continue, multidimensionnelle et multiscalaire [Grasland, 2009]
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