« L’histoire et la justice ont toutes les deux à voir avec la quête de la vérité » nous dit Jean-Pierre Chrétien dans l’un des écrits composant cet admirable recueil où l’on trouve rassemblées, de 1991 à aujourd’hui, les interventions les plus marquantes de l’auteur sur la crise rwandaise et le génocide des Tutsi.
C’est en effet un combat pour la Vérité et la Justice que ce spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs a mené tout au long de sa carrière dont les textes réunis ici témoignent précisément.
L’exigence de Vérité l’a d’abord conduit en tant qu’historien - et par là-même en familier du fait politique - à dénoncer une certaine vision ethnographique, héritée de l’époque coloniale, qui voyait "l’homme africain" en général, et rwandais en particulier, comme irrémédiablement voué à vivre hors de l’Histoire - dixit encore Nicolas Sarkozy - et à répéter, jusqu’à la nuit des temps des "guerres interethniques" liées à sa "nature ancestrale".
« La raison est hellène et l’émotion est nègre » disait aussi, quelques années après Auschwitz, Léopold Sédar Senghor qui, tout promoteur de la "négritude" qu’il était, avait bien malgré lui intériorisé le discours dévalorisant de l’époque...
C’est le rejet de ces stéréotypes racistes persistants uni à la connaissance fine du fait politique rwandais qui ont conduit très tôt Jean-Pierre Chrétien à écrire plusieurs articles pour alerter l’opinion publique sur les risques d’un génocide "moderne" pouvant se produire au Rwanda.
Autant de bouteilles jetées à la mer, si l’on peut dire, car l’Afrique noire n’intéressait, à l’époque, pas plus de monde en France qu’aujourd’hui.
Mais le chercheur s’est aussi constitué lanceur d’alerte auprès des plus hautes autorités de l’Etat comme le montre, dès les premiers massacres annonciateurs du génocide, une lettre fondamentale qui, malgré sa longueur, mérite d’être très largement citée (ce que rend possible le format numérique de cette recension).
Reproduite dans les pages 87-91 de l’ouvrage, elle est adressée par Jean-Pierre Chrétien, le 27 janvier 1993, à Bruno Delaye, conseiller "Afrique" du président de la République :
« Ce qui est patent dans les violences qui ont endeuillé depuis deux ans plusieurs régions de ce pays [...], écrit-il, c’est le rôle décisif des groupes organisés appartenant aux jeunesses du parti du président, le MRND (les bien-nommés interahamwe, c’est-à-dire "les combattants unis") et à la Coalition pour la défense de la République (CDR), un nouveau parti créé en mars 1992 et dont tous les observateurs (intérieurs et étrangers) ont noté l’orientation franchement ethniste pour ne pas dire raciste antitutsi. Cette organisation s’est en effet distinguée dans cette ligne : en avril 1992, elle s’emploie à éviter à des personnes impliquées dans les massacres du Bugesera de passer en jugement, en septembre 1992 elle diffuse un tract appelant pratiquement à l’élimination des leaders de l’opposition démocratique décrits comme des traitres, le 18 octobre dernier elle déclenche une manifestation violente à Kigali pour faire libérer l’assassin d’un journaliste catholique. Des autorités communales et parfois des forces de l’ordre sont en outre chaque fois complices de ces violences. [...]
Ces jours-ci, une Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda est revenue en dénonçant « les actes de génocide perpétrés avec la participation d’agents de l’Etat et de militaires » (communiqué de presse joint). [...]
Sans doute cette situation est-elle connue des autorités françaises. Mais si je permets de rappeler ici ce qui fait l’objet de la préoccupation de tous les hommes de bonne volonté dans ce pays africain, c’est que ceux que j’y connais m’ont exprimé à plusieurs reprises leur perplexité et leur déception, moins devant la présence militaire française en tant que telle que devant la position politique de notre pays qui leur semble s’aligner sur le pouvoir présidentiel, c’est-à-dire sur la faction la plus extrémiste, au détriment du mouvement démocratique.
Je ne peux quant à moi vous cacher ma tristesse, compte tenu de l’admiration que j’ai depuis longtemps pour l’action du président Mitterrand dans notre pays contre les exclusions, devant tout ce qui peut apparaître comme une compromission. Sans doute l’opinion française est-elle fort peu intéressée par ce qui se passe au Rwanda. Mais les paroles ou les silences de notre gouvernement sur cette situation sont bien sûr observés là-bas avec intérêt et même avec passion.
Je me permettrai pour terminer de citer deux exemples, en rapport avec les faits rappelés ci-dessus.
En décembre 1990, le périodique Kangura, très proche des cercles du pouvoir présidentiel, promoteur du projet CDR et dont l’orientation a été qualifiée à juste titre d’ "hitlérienne" par des libéraux belges, publia un numéro qui a suscité beaucoup de commentaires : il contenait d’une part un véritable appel à la "purification ethnique" (dirait-on aujourd’hui) sous la forme de « Dix commandements du Hutu » condamnant toute relation sociale, professionnelle ou matrimoniale entre Hutu et Tutsi (voir le texte publié dans la livraison de juin 1991 de Politique africaine ci-joint). Or ce même numéro avait l’audace de faire figurer en dernière page un portrait de François Mitterrand, accompagné du commentaire suivant : « Un véritable ami du Rwanda.Inshuti nyanshuti uyibona mu byago (le véritable ami, tu le trouves dans les difficultés ». Si une telle récupération avait été entreprise dans un organe de Belgrade lié à l’extrême-droite serbe, n’aurait-elle pas suscité plus de réaction ?
Plus récemment, notre président a reçu une lettre ouverte accompagnée d’une pétition de 700 Rwandais le remerciant de son appui. Les promoteurs de cette manifestation de gratitude se flattaient il y a peu à Kigali d’avoir reçu en retour les remerciements personnels de François Mitterrand. Or la date d’envoi de cette pétition et la personnalité de son expéditeur auraient dû inciter à la réserve. Ce courrier datait en effet du 20 août, au moment où les extrémistes de la CDR organisaient des massacres de Tutsi à Kibuye, en réaction au protocole sur un gouvernement de transition qui venait d’être conclu à Arusha. En outre, l’expéditeur, bénéficiaire ensuite des remerciements de notre président en septembre, n’était autre que M. Jean-Bosco Barayagwiza qui avait participé aux premières négociations avec le FPR avant d’en être écarté par le nouveau Premier ministre de transition à cause de ses positions extrémistes. En effet, M. Barayagwiza était un des dirigeants de la CDR, qualifié de "premier conseiller de la CDR" dans le périodique officiel La Relève en octobre dernier et en tout cas déjà connu comme tel auparavant (voir par exemple La Libre Belgique des 10 et 14 juillet).
Je suis étonné que le président de la République ait pu être piégé de la sorte dans la politique intérieure rwandaise. Comme je ne doute pas de la perspicacité et de la hauteur de vues de M. Mitterrand, je m’interroge, je dois le dire, sur la qualité des informations qu’il a pu recevoir en cette occasion sur la situation intérieure du Rwanda où pourtant le rôle de notre pays n’est pas mince. »
Tout est dit ici, quinze mois avant le génocide, sur les accointances, moralement scandaleuses et politiquement très dangereuses, de l’Elysée avec les extrémistes hutu.
Le génocide malheureusement réalisé, le lanceur d’alerte Jean-Pierre Chrétien s’engagea ensuite dans un long combat pour la Justice, comme le montre sa lettre ouverte du 5 avril 1998 au Premier ministre Lionel Jospin, écrite au moment de la mise en place de la Mission d’information parlementaire sur les opérations militaires menées par la France au Rwanda : « Le temps de la langue de bois doit se terminer, dit-il. Notre pays n’est pas coupable collectivement, mais pour tourner cette page sombre dignement, il faut la mettre au clair. La constitution d’une Mission d’information parlementaire est un premier pas positif. Mais la question dépasse largement un problème de défense nationale. Elle est politique, elle est aussi de l’ordre de l’éthique. »
L’historien ne pouvait être plus explicite !
Malgré les quelques avancées de la mission parlementaire qui souligna « la sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais », 1998 fut pourtant aussi l’année de l’ouverture de l’enquête du juge Bruguière qui pointait directement la responsabilité du Tutsi Paul Kagamé dans l’attentat du 6 avril 1994 ayant causé la mort du président hutu Habyarimana et déclenché "par représailles" - avec une véritable Saint-Barthélemy de l’opposition commencée à Kigali le soir-même - le génocide des Tutsi.
Dans cette perspective le génocide des Tutsi "de l’intérieur" aurait été cyniquement provoqué par les Tutsi "de l’extérieur" (les rebelles du FPR qui avaient été jusque-là en négociations avec l’opposition modérée) pour relancer la guerre et s’arroger la domination totale du pays...
On le voit, la lutte pour la Vérité et la Justice était loin d’être terminée pour Jean-Pierre Chrétien.
L’historien entreprit alors un long combat contre la banalisation du génocide (thèse d’un génocide provoqué par les Tutsi eux-mêmes) ou sa négation pure et simple (thèse du "double génocide" et des "massacres interethniques"), les deux thèses étant complaisamment développées par les extrémistes hutu et leurs "amis" français.
Son action devint aussi et surtout un long combat contre le silence de l’Etat sur la réalité de la politique qu’il mena au Rwanda entre 1990 et 1994.
Ce silence ne fut heureusement brisé que par le rapport Duclert de 2021 sur « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi » et sa réception par le président de la République.
Mais pendant près de 30 ans, Jean-Pierre Chrétien dut, avec quelques autres, lutter presque seul contre un véritable secret d’Etat comparable, toutes proportions gardées, à celui qui entoura cent ans plus tôt la remise d’informations militaires à l’Allemagne dans ce qui devint la fameuse "Affaire Dreyfus".
D’une certaine façon, par son caractère inavouable et par l’acharnement de beaucoup de ses acteurs à cacher la vérité, la politique conduite par la France au Rwanda s’apparente en effet pleinement à une "Affaire Dreyfus sans Dreyfus".
Et si le général Varret en a été son colonel Picquart (selon Laurent Larcher dans Souviens-toi. Mémoires à l’usage des générations futures, entretiens avec le général Varret, Les Arènes, 2023), on peut bien dire alors que Jean-Pierre Chrétien en fut son Zola ou son Jaurès, l’immense célébrité de l’écrivain et de l’homme politique en moins certes, mais avec une honnêteté équivalente et dans une démarche citoyenne tout à fait comparable.
Gloire à l’intellectuel courageux et intègre dont les textes recueillis ici témoignent pour la postérité d’un scandale d’Etat !
Franck Schwab
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