« Soit, admettons-le : nous nous sommes déjà habitués à la mort qui ne nous fait plus la moindre impression. Si l’un d’entre nous devait survivre à la guerre, il errerait au milieu des gens comme une personne venue de quelque autre planète » écrit Emmanuel Ringellblum qui se sait un mort en sursis puisque les textes rassemblés dans cet ouvrage ont été écrits dans une cache souterraine entre la fin du ghetto de Varsovie et l’arrestation du narrateur, au mois de mars 1944. Les mots pèsent donc ici très lourds.
Emmanuel Ringelblum connaissait beaucoup de monde dans le ghetto de Varsovie puisque, historien de profession, il s’en est voulu le "greffier" à travers la collecte d’une masse considérables « d’archives » devant témoigner pour la postérité du sort fait à son peuple et servir au « tribunal futur qui se prononcera après la guerre sur les responsabilités encourues par les coupables » allemands, mais aussi polonais et juifs, précise-t-il, car les divisions au sein du ghetto ont été très vives et le rôle - certes contraint - joué par le Judenrat [Conseil juif chargé de "gérer" le ghetto sous le contrôle des nazis] et la police juive dans la mécanique du génocide ont laissé à l’auteur des souvenirs très douloureux.
L’ouvrage s’inscrit dans la continuité de ce travail initial de collecte. Il est l’occasion, pour l’auteur, d’honorer la figure de différentes personnalités du ghetto - travailleurs sociaux, militants politiques, journalistes, pédagogues, artistes - qui ont su faire preuve d’un héroïsme du quotidien pour chercher à sauver les autres - et notamment les enfants, à l’instar de Janusz Korczak ou de Rosa Symchovitch - tout en se sauvant eux-mêmes.
Cette succession de portraits de femmes et d’hommes à l’humanité profonde ouvre des aperçus vertigineux sur la réalité de la vie de la mort dans le ghetto de Varsovie. Ainsi, à propos d’Aharon Rogowy, journaliste « impliqué très activement dans l’assistance accordée aux journalistes juifs », l’auteur écrit : « Il fut raflé à L’Umschlagplatz [la place centrale du ghetto d’où partaient les convois pour Treblinka] en même temps que sa nombreuse famille (11 enfants). On était parvenu à obtenir de l’agent de la SS qu’il soit libéré en sa qualité de journaliste. Toutefois, lorsque ce lascar s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un groupe qui ne comptait pas moins de 11 enfants, il n’a pu tenir parole et a retiré la mesure d’exemption. Comme des centaines et des milliers de Juifs, Rogowy est tombé en tant que victime de ses enfants. Il est parti pour le lieu dont on ne revient plus ».
Un livre qui célèbre l’humain, qui regarde la barbarie dans les yeux, et qui n’abdique pas devant elle.
Franck Schwab
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