Actualité d’Albert Camus

Aux hommes et aux femmes de bonne volonté vivant en Israël et dans les territoires occupés
samedi 18 novembre 2023
par  Franck SCHWAB
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Nous reproduisons ici, contre tous les extrémismes, de larges extraits de "L’appel pour une trêve civile en Algérie" lancé par Albert Camus le 22 janvier 1956 au Cercle du Progrès d’Alger.

Juste avant le tournant de février 1956, qui vit la France s’engager définitivement et sans retour dans la guerre d’Algérie, le philosophe y cherchait les voies d’un dialogue en demandant modestement aux belligérants d’épargner les civils à l’intérieur du conflit.

Pour mettre en évidence l’actualité brulante du texte, nous nous sommes permis de rajouter entre crochets les mots "Palestine arabo-juive" ou "palestinien" après "Algérie" ou "algérien", et les mots "Israéliens juifs" ou "juif" après "Français" ou "français".

Le texte de cet appel est recueilli dans : Albert Camus, "Conférences et discours", Folio-Gallimard, 2017.

Franck Schwab

Mesdames, Messieurs,

Malgré les précautions dont il a fallu entourer cette réunion, malgré les difficultés que nous avons rencontrées, je ne parlerai pas ce soir pour diviser mais pour réunir.

[...]

[Mais] une chose du moins nous réunit tous qui est l’amour de notre terre commune, et l’angoisse.

Angoisse devant un avenir qui se ferme un peu plus tous les jours, devant la menace d’une lutte pourrissante, d’un déséquilibre économique déjà sérieux, chaque jour aggravé, et qui risque de devenir tel qu’aucune force ne sera plus capable de relever l’Algérie [la Palestine arabo-juive] avant longtemps.

C’est à cette angoisse que nous voulons nous adresser, même et surtout chez ceux qui ont déjà choisi leur camp.

Car même chez les plus déterminés d’entre ceux-là, jusqu’au coeur de la mêlée, il y a une part, je le sais, qui ne se résigne pas au meurtre et à la haine et qui rêve d’une Algérie [Palestine arabo-juive] heureuse.

C’est à cette part qu’en chacun de vous, Français [Israéliens juifs] ou Arabes, nous faisons appel.

C’est à ceux qui ne se résignent pas à voir ce grand pays se briser en deux et partir à la dérive que, sans rappeler à nouveau les erreurs du passé, anxieux seulement de l’avenir, nous voudrions dire qu’il est possible, aujourd’hui, sur un point précis, de nous réunir d’abord, de sauver ensuite des vies humaines, et de préparer ainsi un climat plus favorable à une discussion enfin raisonnable.

La modestie voulue de cet objectif, et cependant son importance, devrait, selon moi, lui valoir votre plus large accord.

De quoi s’agit-il ?

D’obtenir que le mouvement arabe et le autorités françaises [israéliennes], sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée.

Pourquoi cette mesure ?

La première raison, sur laquelle je n’insisterai pas beaucoup, est, je l’ai dit, de simple humanité.

Quelles que soient les origines anciennes et profondes de la tragédie algérienne [palestinienne], un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’innocent.

Tout au long de l’histoire, les hommes, incapables de supprimer la guerre elle-même, se sont attachés à limiter ses effets et, si terribles et répugnantes qu’aient été les dernières guerres mondiales, les organisations de secours et de solidarité sont parvenues cependant à faire pénétrer dans les ténèbres ce faible rayon de pitié qui empêche de désespérer tout à fait de l’homme.

Cette nécessité apparaît d’autant plus urgente lorsqu’il s’agit d’une lutte qui, à tant d’égards, prend l’apparence d’un combat fratricide et où, dans la mêlée obscure, les armes ne distinguent plus l’homme de la femme, ni le soldat de l’ouvrier.

De notre point de vue, quand bien même notre initiative ne sauverait qu’une seule vie innocente, elle serait justifiée.

Mals elle est justifiée encore par d’autres raisons.

Si sombre qu’il soit, l’avenir algérien [arabo-juif en Palestine] n’est pas encore tout à fait compromis. Si chacun, Arabe ou Français [Israélien juif], faisait l’effort de réfléchir aux raisons de l’adversaire, les éléments, au moins, d’une discussion féconde pourraient se dégager.

Mais si les deux populations algériennes [palestiniennes], chacune accusant l’autre d’avoir commencé, devaient se jeter l’une contre l’autre dans une sorte de délire xénophobe, alors toute chance d’entente serait définitivement noyée dans le sang.

Il se peut, et c’est notre plus grande angoisse, que nous marchions vers ces horreurs.

Mais cela ne doit pas, ne peut pas se faire, sans que ceux d’entre nous, Arabes et Français [Israéliens juifs], qui refusent les folies et les destructions du nihilisme, aient lancé un dernier appel à la raison.

La raison, ici, démontre clairement que sur ce point, au moins, la solidarité française [juive] et arabe est inévitable, dans la mort comme dans la vie, dans la destruction comme dans l’espoir.

La face affreuse de cette solidarité apparait dans la dialectique infernale qui veut que ce qui tue les uns tue les autres aussi, chacun rejetant la faute sur l’autre, et justifiant ses violences par la violence de l’adversaire.

L’éternelle querelle du premier responsable perd alors son sens. Et pour n’avoir pas su vivre ensemble, deux populations, à la fois semblables et différentes, mais également respectables, se condamnent à mourir ensemble, la rage au coeur.

Mais il y a aussi une communauté de l’espoir qui justifie notre appel.

Cette communauté est assise sur des réalités contre lesquelles nous ne pouvons rien. Sur cette terre sont réunis un million de Français [Juifs] établis depuis un siècle, des millions de musulmans, Arabes et Berbères, installés depuis des siècles, plusieurs communautés religieuses fortes et vivantes.

Ces hommes doivent vivre ensemble, à ce carrefour de routes et de races où l’histoire les a placés. Ils le peuvent, à la seule condition de faire quelques pas les uns au devant des autres, dans une confrontation libre.

Nos différences devraient alors nous aider au lieu de nous opposer.

Pour ma part, là comme partout, je ne crois qu’aux différences, non à l’uniformité. Et d’abord parce que les premières sont les racines sans lesquelles l’arbre de liberté, la sève de la création et de la civilisation, se dessèchent.

Pourtant, nous restons figés les uns devant les autres, comme frappés d’une paralysie qui ne se délivre que dans les crises brutales et brèves de la violence. C’est que la lutte a pris un caractère inexpiable qui soulève de chaque côté des indignations irrépressibles, et des passions qui ne laissent place qu’aux surenchères.

"Il n’y a plus de discussion possible", voilà le cri qui stérilise tout avenir et toute chance de vie.

Dès lors, c’est le combat aveugle où le Français [l’Israélien juif] décide d’ignorer l’Arabe, même s’il sait, quelque part en lui-même, que sa revendication de dignité est justifiée, et l’Arabe décide d’ignorer le Français [l’Israélien juif] même s’il sait, quelque part en lui-même, que les Français d’Algérie [les Israéliens] ont droit aussi à la sécurité et à la dignité sur notre terre commune.

Enfermé dans sa rancune et dans sa haine, personne alors ne peut écouter l’autre.

Toute proposition, dans quelque sens qu’elle soit faite, est accueillie avec méfiance, aussitôt déformée et rendue inutilisable. Nous entrons peu à peu dans un noeud inextricable d’accusations anciennes et nouvelles, de vengeances durcies, de rancunes inlassables, se relayant l’une l’autre, comme dans ces vieux procès de famille où les griefs et les arguments s’accumulent pendant des générations, et à ce point que les juges les plus intègres et les plus humains ne peuvent plus s’y retrouver.

La fin d’une pareille situation peut alors difficilement s’imaginer et l’espoir d’une association française [juive] et arabe, d’une Algérie [Palestine arabo-juive] pacifique et créatrice s’estompe un peu plus chaque jour.

Si donc nous voulons maintenir un peu de cet espoir, jusqu’au jour du moins où la discussion s’engagera sur le fond, si nous voulons faire en sorte que cette discussion ait une chance d’aboutir, grâce à un effort réciproque de compréhension, nous devons agir sur le caractère même de cette lutte.

Nous sommes trop ligotés par l’ampleur du drame et la complexité des passions qui s’y déchaînent, pour espérer obtenir dès maintenant l’arrêt des hostilités. Cette action supposerait en effet des prises de position purement politiques qui, pour le moment, nous diviseraient peut-être plus encore.

Mais nous pouvons agir au moins sur ce que la lutte a d’odieux et proposer, sans rien changer à la situation présente, de renoncer seulement à ce qui la rend inexpiable, c’est-à-dire le meurtre des innocents.

Le fait qu’une telle réunion mêlerait des Français [Israéliens juifs] et des Arabes, également soucieux de ne pas aller vers l’irréparable et la misère irréversible, lui donnerait des chances sérieuses d’intervenir auprès des deux camps.

Si notre proposition avait une chance d’être acceptée, et elle en a une, nous n’aurions pas seulement sauvé de précieuses vies, nous aurions restitué un climat propice à une discussion saine qui ne serait pas gâtée par d’absurdes intransigeances, nous aurions préparé le terrain à une compréhension plus juste et plus nuancée du problème algérien [palestinien].

En provoquant, sur un point donné, ce faible dégel, nous pourrions espérer un jour défaire, dans son entier, le bloc durci des haines et des folles exigences où nous sommes tous immobilisés. La parole serait alors aux politiques et chacun aurait le droit de défendre à nouveau ses propres convictions, et d’expliquer sa différence.

C’est là, en tout cas, la position étroite sur laquelle nous pouvons, pour commencer, espérer de nous réunir. Toute plateforme plus vaste ne nous offrirait, pour le moment, qu’un champ de discorde supplémentaire. Nous devons être patients avec nous-mêmes.

Mais à cette action à la fois limitée et capitale, je ne crois pas, après mûre réflexion, qu’aucun Français [Israélien juif] ni aucun Arabe puisse refuser son accord.

Pour bien nous en persuader, il suffira d’imaginer ce qu’il adviendra si cette entreprise, malgré les précautions et les limites étroites où nous la refermons, échouait. Ce qui arrivera, c’est le divorce définitif, la destruction de tout espoir, et un malheur dont nous n’avons encore qu’une faible idée.

Ceux de nos amis arabes qui se tiennent aujourd’hui courageusement auprès de nous dans ce no man’s land où l’on est menacé des deux côtés et qui, déchirés eux-mêmes, ont déjà tant de difficultés à résister aux surenchères, seront forcés d’y céder et s’abandonneront à une fatalité qui écrasera toute possibilité de dialogue. Directement ou indirectement, ils entreront dans la lutte, alors qu’ils auraient pu être des artisans de la paix. L’intérêt de tous les Français [Israéliens juifs] est donc de les aider à échapper à cette fatalité.

Mais de même, l’intérêt direct des modérés arabes est de nous aider à échapper à une autre fatalité.

Car si nous échouons dans notre entreprise et faisons la preuve de notre impuissance, les Français [Israéliens juifs] libéraux qui pensent qu’on peut faire coexister la présence française [juive] et la présence arabe, qui croient que cette coexistence rendra justice aux droits des uns comme des autres, qui sont sûrs, en tout cas, qu’elle seule peut sauver de la misère le peuple de ce pays, ces Français [Israéliens juifs] auront la bouche fermée.

Au lieu de cette large communauté dont ils rêvent, ils seront renvoyés alors à la seule communauté vivante qui les justifie, je veux dire la France [la Palestine juive].

[...]

Je sais que les grandes tragédies de l’histoire fascinent souvent les hommes par leur visages horribles. Ils restent alors immobiles devant elles sans pouvoir se décider à rien, qu’à attendre.

Ils attendent, et la Gorgone un jour les dévore.

Je voudrais, au contraire, vous faire partager ma conviction que cet enchantement peut être rompu, que cette impuissance est une illusion, que la force du coeur, l’intelligence, le courage, suffisent pour faire échec au destin et le renverser parfois.

Il faut seulement vouloir, non pas aveuglément, mais d’une volonté ferme et réfléchie.

On se résigne trop facilement à la fatalité.

On accepte trop facilement de croire qu’après tout le sang seul fait avancer l’histoire et que le plus fort progresse alors sur la faiblesse de l’autre.

Cette fatalité existe peut-être. Mais la tâche des hommes n’est pas de l’accepter, ni de se soumettre à ses lois. S’ils l’avaient acceptée aux premiers âges, nous en serions encore à la préhistoire. La tâche des hommes de culture et de foi n’est, en tout cas, ni de déserter les luttes historiques, ni de servir ce qu’elles ont de cruel et d’inhumain. Elle est de s’y maintenir, d’y aider l’homme contre ce qui l’opprime, de favoriser sa liberté contre les fatalités qui le cernent.

C’est à cette condition que l’histoire avance véritablement, qu’elle innove, qu’elle crée, en un mot.

Pour tout le reste, elle se répète, comme une bouche sanglante qui ne vomit qu’un bégaiement furieux.

Nous en sommes aujourd’hui au bégaiement et, pourtant, les plus larges perspectives [de progrès] s’ouvrent à notre siècle.

[...]

C’est pour cet avenir encore inimaginable, mais proche, que nous devons nous organiser et nous tenir les coudes.

Ce qu’il y a d’absurde et de navrant dans la tragédie que nous vivons éclate dans le fait que, pour aborder un jour ces perspectives qui ont l’échelle d’un monde, nous devons aujourd’hui nous réunir pauvrement, à quelques-uns, pour demander seulement, sans prétendre encore à rien de plus, que soit épargnée sur un point solitaire du globe une poignée de victimes innocentes.

Mais puisque c’est là notre tâche, si obscure et si ingrate qu’elle soit, nous devons l’aborder avec décision pour mériter un jour de vivre en hommes libres, c’est-à-dire comme des hommes qui refusent à la fois d’exercer et de subir la terreur.

Post-Scriptum : Sur le 7 octobre et ses suites, extraits de l’avant-propos d’Albert Camus à ses Chroniques algériennes (Oeuvres complètes, Pléiade, tome IV) :

Mais pour être utile autant qu’équitable, nous devons condamner avec la même force, et sans précautions de langage, le terrorisme appliqué par le FLN [Hamas] aux civils français [Israéliens juifs] comme d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer.

Sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l’a jamais admis et les terroristes russes de 1905, par exemple, seraient morts (ils en ont donné la preuve) plutôt que de s’y abaisser.

On ne saurait transformer ici la reconnaissance des injustices subies par le peuple arabe [palestinien] en indulgence systématique à l’égard de ceux qui assassinent indistinctement civils arabes et civils français [juifs] sans considération d’âge ni de sexe.

Après tout, Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable.

Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant.
[...]
La vérité, hélas ! c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes [du Hamas] ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès [de l’armée israélienne].

Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même.

Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté.

S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances.

Souhaitons qu’Albert Camus soit entendu, en France comme en Israël et dans les territoires occupés !


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