Le faux débat de l’Eté

Et du reste de l’année, d’ailleurs...
mercredi 16 août 2023
par  Franck SCHWAB
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Tribune libre

Le mardi 15 août à 12h sur France Inter, la parfois intéressante émission estivale Le débat de midi avait pour thème « Faut-il réparer l’histoire de France ? », sous-entendu : « Faut-il réécrire une histoire de France dénaturée par les séquences entières d’un "roman national" aujourd’hui totalement dépassé ? ».

A l’ouverture de l’émission, l’animateur, qui avait travaillé son sujet, cerna le thème du débat de la façon suivante : « On dit "histoire de France" ou "Les histoires de France" ? Pour certains, l’histoire de France se lit d’un seul bloc alors que d’autres veulent y intégrer l’histoire de l’immigration, une histoire des femmes, l’histoire des "invisibles" afin de nourrir un roman national [c’est nous qui surlignons] longtemps figé. »

Et pour enfoncer le clou, il ajouta : « Tiens, d’ailleurs, "Roman national", est-ce que ça veut encore dire quelque chose aujourd’hui ? Nombreux sont ceux à ne pas s’y reconnaître, et notamment lorsqu’il est détourné à des fins politiques. Et puis, il y a aussi la question de l’enseignement de l’histoire au moment où certains voudraient déboulonner des statues. L’histoire est-elle encore un terrain de lien entre les citoyens ou désormais de divisions ? On en discute... »

La cause semble donc dès le départ entendue : "histoire de France" et "roman national" sont synonymes.

L’histoire de France serait un roman - c’est-à-dire un genre fictionnel - écrit par des historiens-romanciers, orchestré par les pouvoirs publics et enseigné par des professeurs avant tout chargés de tisser des couronnes à des personnages masculins (aux oubliettes, les femmes) ayant certes existé - Henri IV, Napoléon, Charles de Gaulle - mais tellement idéalisés qu’ils sont devenus eux aussi entièrement "fictionnels".

Il est difficile de blâmer l’animateur du Débat de midi de voir les choses ainsi car la croyance en l’existence d’un "roman national" est largement partagée dans les médias et par tout le spectre politique : à gauche où on veut le "déconstruire" pour faire place nette et rendre justice aux minorités historiquement dominées ; à droite où on veut le renforcer pour permettre aux Français de se sentir toujours plus fiers d’être ce qu’ils sont...

Mais si un tel roman national existe sans conteste dans la Chine de Xi Jinping, dans la Hongrie de Viktor Orban ou dans la Russie de Poutine, qui sont des dictatures ou des régimes illibéraux, il ne peut pas exister dans un pays démocratique comme le nôtre où la liberté intellectuelle et la vérité sont (encore) des valeurs cardinales.

Y croire vraiment conduit à mépriser les historiens et les professeurs d’histoire-géographie. Les historiens parce que ce sont des scientifiques (l’histoire est une science humaine) qui sont à la recherche désintéressée de la Vérité (lorsqu’ils sont honnêtes, ce qui est l’immense majorité des cas) ; les professeurs parce qu’ils s’appuient sur les acquis de cette science quotidiennement renouvelée pour chercher à transmettre à leurs élèves, de manière toujours nuancée, des vérités souvent complexes et plus ou moins "agréables" à notre orgueil patriotique afin de leur permettre de faire fonctionner leurs propres cellules grises.

D’où vient pourtant cette croyance si répandue en l’existence d’un "roman national" français ?

Le responsable a pour nom Lavisse car il y a bien eu un moment dans l’histoire de France où notre pays a connu un détournement de l’histoire à des fins idéologiques (républicaines, nationalistes et laïques) à travers la publication avant 1914 de toute une série de manuels de cet auteur destinés à l’enseignement primaire [c’est nous qui surlignons encore]. L’histoire est bien connue depuis Suzanne Citron et son Le mythe national.

Mais au moment même où Lavisse bourrait le crâne des enfants de l’école de Jules Ferry sur la "mission" historique du peuple français et l’affrontement inévitable avec l’Allemagne, il produisait à destination des élites une monumentale histoire de France (en réalité, dans la conception de l’époque, une histoire de l’Etat), réputée pour son objectivité (positiviste) et sa rigueur scientifique. Et c’était cette histoire-là - complexe et nuancée, déjà ! - qui était enseignée aux élèves des petites et des grandes classes de lycée avec des manuels très différents de ceux du Primaire.

Notre enseignement de l’histoire actuel est l’héritier de celui des petites et des grandes classes de lycée qui se sont perpétuées jusqu’en 1968. Il est l’héritier de sa liberté intellectuelle, de sa rigueur, de son objectivité. Il est l’héritier aussi de sa conception universaliste de notre matière qui, dès le départ - et cela surprendra les cuistres - n’a accordé dans ses programmes qu’une part réduite à l’enseignement de l’histoire de France.

C’est cet enseignement qui s’adresse aujourd’hui à tous nos élèves.

Qu’on cesse donc désormais de nous rebattre les oreilles avec le "roman national", même pendant les heures creuses de l’été...

Franck Schwab


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Commentaires

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mardi 29 août 2023 à 11h28 - par  Vincent Schweitzer

Tout à fait d’accord. Ce mois d’août, j’ai pu lire "l’argent" de Charles Péguy (1913)... c’est dans ce texte qu’il parle des "hussards noirs" , des "Bara de la République" au sujet des instituteurs de son enfance... mais alors je vous conseille de relire aussi les pages avant et après, c’est d’un nationalisme très belliqueux (ce qui m’étonne de la part de Péguy, mais bon je dois être encore naïf ...) . Pauvre Péguy lui-même fauché dans sa jeunesse dès l’automne 1914 sur le champ de bataille. Les gens qui aujourd’hui réclament un "retour au roman national" sous-estiment certainement la violence à laquelle on aboutit très vite. Et la violence de la guerre, c’est autrement plus inquiétant que la violence de jeunes qui brûlent des poubelles et des voitures.

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