Une rumeur imperceptible monta du bas de la pente, sourde et grave, à demi bue par la bruine épaisse où la neige fondue se mêlait aux gouttes de pluie, un grondement sans âme et sans vie dont le volume s’amplifiait et emplissait le jour éteint.
Lorsque le ronflement se fit vacarme et commença à faire trembler le sol, Hacker sortit de la villa. [...]
Le Kommandant observa la scène avec satisfaction. Cela n’avait pas été une mince affaire de poser sur un porte-char le four crématoire du camp pour le mener de son emplacement provisoire à la baraque qui lui était réservée. [...]
L’attelage était à présent parvenu devant la maison, Hacker sentit sa puissante odeur d’essence, de graisse et de rouille. Il vit la silhouette semi-cylindrique du four passer devant lui, avec sa gueule béante, affamée et goulue, qui s’ouvrait sur un ventre profond de deux mètres, tapissé de plaques à incinérateurs déjà enduites de suie. La cheminée de neuf mètres de haut avait été démontée et posée à plat sur la remorque comme dans un jeu de cubes.
Les prisonniers qui aperçurent le convoi depuis leur poste de travail virent leur propre mort défiler sous leurs yeux. Cet effroi s’ajouta à leurs tourments cependant que, indifférent aux bourrasques de pluie glacée, le four poursuivait sa route.
L’humidité l’absorba de nouveau et le ronflement du moteur s’éteignit dans le lointain.
L’auteure de ces lignes terriblement évocatrices n’a bien sûr pas assisté à l’installation du four crématoire au camp de concentration du Struthof-Natzweiler. Et on ne sait pas non plus si le commandant du camp - le triste Kramer qui termina sa "carrière" à Bergen-Belsen - a vu passer ce jour-là le four crématoire devant la villa qu’il occupait.
Mais tout est cependant totalement "vrai" dans ce passage comme dans chacun des autres chapitres de l’ouvrage, car l’auteure utilise sa connaissance érudite du camp - elle est une historienne reconnue et elle a longtemps dirigé le Centre européen du résistant déporté situé sur le site même du Struthof - pour nous raconter ce qu’a été le camp à travers l’histoire imaginée des occupants successifs d’une villa bien réelle construite un peu avant la Première Guerre mondiale, à proximité d’une pente de ski, dans un environnement montagnard idyllique que fréquentaient, le week-end, certaines familles strasbourgeoises en mal de grand air.
Le livre comporte deux parties distinctes que tout oppose en apparence, l’arrivée des nazis marquant une rupture profonde dans l’histoire du lieu.
La première partie est l’occasion, pour l’auteure, d’exalter à travers ses personnages la nature belle et sauvage de cette partie de la montagne vosgienne dans un style très brillant qui nous transporte quelque part entre le Raboliot de Maurice Genevoix, le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier et le Gertrude d’Hermann Hesse.
La deuxième partie fait entrer le lecteur de plain-pied dans l’histoire criminelle du Struthof à travers celle des deux derniers occupants de la villa - les commandants du camp - qui, en tant que nazis, prétendaient eux aussi aimer et respecter la nature au milieu de laquelle ils vivaient mais qui, à l’instar de tout ce qu’ils touchaient, l’ont en réalité souillée, violée et transformée en théâtre d’un meurtre permanent, comme celui qui poussa au suicide le malheureux homosexuel évoqué de manière très crédible dans le cours de l’ouvrage.
L’auteure nous fait ainsi percevoir, avec une finesse qui ne répugne pas à la crudité, la psychologie de ces chefs nazis qui, à la différence du narrateur des Bienveillantes, étaient pour la plupart tout sauf des cyniques, ce qui nous les rend peut-être encore plus effrayants.
On l’aura compris, au regard de la vérité historique, comme de la qualité littéraire, cet ouvrage est bien supérieur à celui, très médiocre, de Jonathan Littell ici précité, et même à La mort est mon métier de Robert Merle qui n’est pas, lui, une petite référence.
Un premier roman qui est un coup de maître ! Souhaitons à ce grand livre d’obtenir toute la reconnaissance qu’il mérite malgré sa publication dans une petite maison d’édition (strasbourgeoise), bien éloignée des ors de la capitale.
Franck Schwab
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