Deux lettres de Berty Albrecht

citées dans "Vivre au lieu d’exister" de Mireille Albrecht, Editions du Rocher, 2001.
vendredi 10 février 2023
par  Franck SCHWAB
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La première lettre (pages 256-258 de l’édition de 2001) a été écrite le 19 juin 1942 à René Bousquet, secrétaire général de la police du gouvernement de Vichy, pour protester contre l’internement administratif dont elle est victime depuis qu’elle a été arrêtée par la police française à la fin du mois d’avril 1942.

La deuxième lettre (pages 367-369 de l’édition de 2001) a été écrite dans la première quinzaine de mai 1943 à Frédéric Albrecht, le père de ses enfants, qui vit à Londres et dont elle séparée depuis l’avant-guerre, mais avec qui elle est restée en très bons termes.
Le courrier a été transmis à son destinataire par Henri Frenay lors d’un de ses voyages à Londres.
Comme l’écrit Mireille Albrecht, " ce fut sa dernière missive, un peu comme son testament" puisque Berty Albrecht fut arrêtée par la police allemande le 28 mai 1943 et qu’elle est morte à Fresnes trois jours plus tard.

PREMIERE LETTRE :
« Enfermée depuis six semaines à Vals [petite station thermale ardéchoise], j’ai eu le loisir de réfléchir, et ce n’est pas à la légère que je me permets de vous écrire aujourd’hui.
Arrêtée, amenée et détenue ici au mépris de l’appareil judiciaire de mon pays et du vieux principe de la séparation des pouvoirs, je relève d’un arbitraire tel qu’il nous rapporte aux jours les plus sombres de la Bastille, avec toutefois en moins, l’excuse du droit divin et du sacre. Je n’ai même pas obtenu de voir un avocat (demandé le 17 mai) et n’ai aucune voie légale de recours. Quels moyens utiliser pour faire entendre ma voix hors de ce caveau ?
J’avoue du reste mal comprendre pourquoi l’on m’a arrêtée, à l’époque même où le gouvernement adjurait les Français de suivre l’exemple de Jeanne d’Arc. Si Jeanne d’Arc a sauvé la France, ce n’est certes pas en se livrant à l’envahisseur, mais bien en le poursuivant les armes à la main ? C’est bien cela le grand exemple qu’elle a donné à l’histoire ? Or, c’est celui-là même que nous suivons de tout notre coeur, auquel nous voulons tout sacrifier : avec l’aide de Dieu, bouter l’ennemi hors de la France. Où donc est notre crime, que nous reprochez-vous ? Pourquoi à la fois nous prêcher Jeanne d’Arc et nous arrêter ? Comment nous accuser de "menées antinationales" lorsque nous la suivons ? L’enfermeriez-vous donc aussi à Vals, si elle revenait sur terre ?
Le libellé de mon mandat est une insulte à mon honneur de Française en même temps qu’une atteinte à la Vérité. Je n’accepte pas, devant le Peuple et devant l’Histoire, d’être accusée " de nuire à la sûreté nationale". Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour ma Patrie, contre l’ennemi, et non contre ma Patrie avec l’ennemi.
Quant aux résultats de cet internement... que vouliez-vous obtenir ?
S’il s’agissait de "nous empêcher de nuire" on s’est lourdement trompé. Pour moi, j’étais éloignée de toute activité anti-allemande depuis Noël ; en m’internant, vous m’avez donné une activité de premier ordre car mes camarades et moi faisons figure de martyrs ; nos noms passent de bouche en bouche, et derrière nos barreaux, sans écrire ni parler, sans même nous montrer, nous avons servi la cause de la liberté.
S’il s’agissait de nous "mater" en nous condamnant à l’isolement constant, on se serait bien mépris sur la grandeur de notre but et la trempe de nos caractères. Ne sait-on pas que l’isolement et la méditation n’apportent rien, mais fortifient ce que soi-même on a apporté ?
Après cette période d’épreuve, j’aime la France plus que jamais, et plus que jamais désire la voir nettoyée de cette croix gammée qui flotte à la place de notre drapeau sur deux tiers du territoire. Plus que jamais, je suis prête à tous les sacrifices pour la voir libre, dans l’intégrité de ses frontières, de son Empire, de sa Pensée.
Aussi ma décision est-elle prise :
- devant l’inacceptable libellé de mon mandat d’internement ;
- devant l’injustice et l’arbitraire de mon internement ;
- devant l’impossibilité où je suis de faire entendre ma voix par des moyens normaux, je me vois obligée de recourir à la grève de la faim.
Je l’ai commencée ce matin, dans un état de santé rendu précaire par six semaines d’emprisonnement et de sous-alimentation. Peu importe, j’irai jusqu’au bout.
Si vous ne me rendez pas ma liberté sans conditions, je me laisserai mourir de faim. Mieux vaut mourir que végéter ici en paraissant accepter de telles injustices.
Je n’ai peur ni de la mort, ni des hommes.
Le Peuple saura que vous portez la responsabilité de ce qui peut m’arriver. Il n’en accusera pas les Allemands, mais vous Français qui avez pris sur vous de poursuivre d’autres Français parce qu’ils veulent rester français.
L’Histoire jugera nos actions.
Vive la Patrie. »

DEUXIEME LETTRE :
« Mon cher Frédéric, il y a tellement à te raconter que je ne sais par quel bout commencer. Comme tu le vois, je suis en liberté, depuis le 23 décembre [1942], où je me suis évadée [d’un asile d’aliénés], et ma santé est de nouveau presque normale.
Pour commencer au commencement, je dois te dire que j’ai tellement souffert moralement de voir l’arrivées des Boches en France, et l’évacuation de tout le nord de la France, et celle de Paris, d’Orléans, de partout, j’ai tellement souffert de les voir s’installer partout en maîtres, manger notre beurre, notre viande, notre pain, nos fruits, sous notre nez pendant que nos enfants s’anémiaient à force de manquer de nourriture. j’ai tellement souffert dans mon orgueil que tout de suite j’ai cherché les moyens de les foutre à la porte et de leur faire le plus de mal possible, même si cela devait me coûter la vie ou la liberté.
Je l’ai dit à Mireille [leur fille] qui a été d’accord et je me suis mise à travailler à ma manière, toute seule, jusqu’à ce que je retrouve Henri [Frenay] en décembre 40 qui en avait pensé et senti autant de son côté, mais qui avait travaillé d’une façon plus efficace. Nous avons mis notre travail acquis et notre volonté de les chasser en commun et j’ai eu la joie de travailler pour et avec un chef qui a des qualités extraordinaires et a réalisé une oeuvre énorme et magnifique. J’ai été longtemps sa seule, puis sa principale collaboratrice, jusqu’à ce que des gens importants, influents et intelligents rentrent peu à peu dans le mouvement, et je suis à présent un modeste rouage d’une grande entreprise, à côté de centaines d’autres rouages qui font marcher toute l’usine. C’est une aventure bien extraordinaire pour une femme, si on y songe.
Il était naturel, étant ouvrière du début, que je sois une des premières à avoir eu un "accident". Etant donné la part que j’avais jouée dans la Résistance, les juges ont été bien convenables en ne me condamnant qu’à six mois [après la levée de son internement à Vals suite à sa grève de la faim "victorieuse", mais Berty a été derechef emprisonnée à Lyon dans l’attente de son procès]. Malheureusement, j’avais fait deux mois de ce qu’on appelle "internement administratif" et qui ne compte pas comme prison, parce que ce n’est pas la Justice qui vous y envoie, mais l’injustice du chef du gouvernement. Là contre, il n’y a ni argumentation ni appel. Il n’y a qu’à subir en se disant "qu’ils paieront un jour". Car si j’ai une haine farouche pour les Allemands, j’ai une haine sans pitié pour les mauvais Français qui ont trahi la France, emprisonné les bons Français pour plaire aux Boches ! Quelle honte effroyable ! La seule consolation, c’est qu’ils paieront, et que ce beau jour approche à grands pas...
J’espère que notre ami [Henri Frenay] aura le temps de te voir et de te donner des précisions sur mon séjour en prison et mon évasion. je suis sortie de là en assez mauvais état, physiquement et moralement. Physiquement, parce que j’ai eu faim sans arrêt ; moralement, parce que j’ai vu le monde sous un jour très peu favorable. Il ne me reste plus guère d’illusions, sur rien. Actuellement, j’ai repris un peu de graisse, et une figure à peu près humaine ; je souffre beaucoup de manque de mémoire et je me demande si ça reviendra jamais. Je lutte contre le pessimisme et l’amertume, et ça me paraît plus difficile que d’engraisser...
H[enry] te dira comme nous sommes obligés de vivre, cachés comme des bandits [notamment chez les parents de la future Danielle Mitterrand]. C’est assez drôle au fond. Il t’apportera de bonnes nouvelles de M[ireille], ce dont je suis bien heureuse.
[...]
Je t’embrasse très affectueusement. Bonne santé, bon courage, et quoi qu’il arrive, ne te fais pas de bile pour moi. La vie ne vaut pas cher, mourir n’est pas grave. Le tout, c’est de vivre conformément à l’honneur et à l’idéal qu’on se fait. »


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