"Nous nous appelions “les Arabes” mais pas dans le sens ethnique. Dans le sens presque d’une espèce. Il y avait Nassârâ au pluriel, ça veut dire les Nazaréens, c’est l’appellation classique arabe des chrétiens. Mais pour nous, chrétiens, ça ne veut rien dire. Nassârâ, c’était une espèce. C’est au pluriel. Il n’y a pas de singulier pour Nassârâ. Et individuellement, Roumi, le Romain. Il n’y a pas de pluriel de Roumi. Donc, un Français tout seul, c’est un Roumi et il appartient aux Nassârâ. Mais [...] je ne sentais pas que le Roumi ou les Nassârâ venaient d’un pays qui est le pays des Nassârâ ou des Roumis, qu’ils sont venus chez nous et qu’ils nous occupaient. Non, je sentais deux espèces. Il y avait nous et eux, c’était une espèce venue de nulle part ou ayant toujours existé, un peu comme les esprits que nous avions" écrit l’un des témoins de cet ouvrage lorsqu’il se remémore ses souvenirs d’enfant à l’époque de la guerre d’indépendance algérienne. "C’étaient, ajoute-t-il, deux catégories de l’existence mais je ne les sentais pas comme étrangers ; En dehors de nous mais pas étrangers. C’est-à-dire parmi nous mais pas avec nous."
Le livre donne longuement la parole à quinze témoins ou acteurs ordinaires de la guerre d’Algérie qui, en racontant longuement la guerre telle qu’ils la vécurent, nous donnent à lire un kaléidoscope de sentiments, de réactions et d’engagements où ils cherchent pour beaucoup à justifier le rôle qu’ils ont joué dans un temps de folie. "Tout le monde a ses raisons" disait l’un des personnages de Jean Renoir dans La règle du jeu.
Car le conflit ne fut pas qu’une guerre d’indépendance dont la cause était historiquement juste.
Ce fut aussi, par bien des côtés, une guerre civile où de nombreux actes injustes et gratuitement cruels ont été commis sur les plus vulnérables sous prétexte de faire avancer la cause indépendantiste pour les uns, de la contrer pour les autres.
Tous les témoins en ont été marqués au fer rouge, quelle que soit la communauté à laquelle ils appartenaient et l’âge qu’ils avaient.
Le souvenir de la violence est ainsi présent dans tous les témoignages depuis l’évocation du jeune goumier ("Mon frère, je veux vivre !") froidement exécuté par le FLN à la suite d’une embuscade victorieuse, jusqu’au vieil arabe assassiné en pleine rue par l’OAS sous les yeux d’une gamine de huit ans qui marchait derrière lui, en passant par le petit berger des Aurès trainant ses intestins et mourant le ventre ouvert après avoir été mitraillé par un hélicoptère de l’armée française.
Plus de soixante ans après, ces souvenirs traumatisants hantent toujours les personnes interviewées.
Alors qu’elles sont désormais presque toutes au soir de leur vie, on sent chez elles le besoin de parler pour dire leur vérité hors de toute "langue de bois".
L’évidente sincérité de ces témoignages nous fait ainsi accéder à une connaissance de la guerre d’Algérie très éloignée des habituels clichés sur les Nassârâ d’un côté, les musulmans de l’autre, et leurs différentes sous-catégories pied-noire, métropolitaine, engagée, appelée, harki, fellagha.
Personne n’était étranger avec personne en Algérie.
Une histoire profondément tragique racontée à hauteur d’hommes et de femmes par celles et ceux qui l’ont vécue.
Franck SCHWAB
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