Préalables : Le travail sur ce témoignage suppose que la question de la décolonisation ait déjà été abordée avec les élèves et que ceux-ci connaissent les grands acteurs du conflit algérien, tant en Algérie même qu’en métropole, une carte mentale sur le sujet ayant été réalisée avec eux au cours d’une séance précédente.
Le témoignage est découpé en différentes parties transmises aux élèves sous la forme de plusieurs fichiers placés dans un dossier partagé de "Mon Bureau Numérique".
Les élèves peuvent ainsi le lire sur leur ordinateur en même temps qu’il est projeté sur grand écran par le professeur.
Le travail sur le témoignage consiste essentiellement à faire lire les élèves à haute voix l’un après l’autre et à commenter au fur et à mesure avec eux cette une lecture.
La trace écrite consiste dans la prise du plan par les élèves à laquelle s’ajoute la prise de quelques notes.
I) Les causes de la guerre
1) La discrimination
Lecture commentée : " Je suis née le 22 juin 1929 à Alger dans une famille de condition modeste. Mon père, fils de paysan, était un berbère judaïsé. Il était représentant de commerce et se rendait régulièrement en métropole. Ma mère est issue d’une famille aristocratique juive hispano-portugaise, ruinée par les mésaventures de mon grand-père peu doué en affaires. Avec mes deux frères et mes deux soeurs, j’ai grandi dans le quartier populaire de Bab El-Oued. Il y régnait une joyeuse mixité entre Italiens, Maltais, Espagnols et Juifs de toutes origines. Le racisme existait mais était pour moi une chose abstraite étant donné que les musulmans vivaient à la périphérie du quartier. A l’école, je n’avais pas de camarades musulmanes ou arabes. A la sortie de l’école, j’étais étonnée que des petits yaouleds, comme on disait à l’époque, nous lancent des pierres. Je trouvais cela injuste. J’ai fini par comprendre qu’eux n’allaient pas à l’école et qu’en quelque sorte ils se vengeaient. Ce qui était remarquable, c’était surtout le silence. On ne parlait pas de ces choses-là dans lesquelles on baignait pourtant en permanence. Mon père était un socialiste convaincu. Il adorait la France. Il se sentait français du fond du coeur. A la maison, on ne parlait que le français. Je ne me suis jamais sentie algérienne. Je vivais en Algérie qui, paraît-il, était la France. Cela ne me posait aucun problème à ce moment-là. Mais en grandissant, je me suis rendue compte qu’on ne rencontrait jamais de musulmans, ni à l’école primaire ni dans le secondaire." (p.54)
2) L’injustice
Lecture commentée : Julie Maeck : " Avez-vous été surprise par le déclenchement de l’insurrection algérienne le 1er novembre 1954 ?". Simone Aïach : " Non, je n’ai pas été surprise. Avec mon mari qui était juif kabyle, nous allions pratiquement tous les week-ends visiter sa famille à Port-Gueydon, petite ville de grande Kabylie où vivaient beaucoup de familles juives. Les Kabyles s’étaient parfaitement mélangés, les enfants allaient dans les mêmes écoles. Un week-end où nous étions à Port-Gueydon, c’était jour d’élections. Les Kabyles avaient été conviés à voter. Certains venaient de très loin. Ils sont descendus de la montagne et quand ils ont voulu glisser leur bulletin dans l’urne, ils se sont rendu compte qu’elle était déjà pleine. Ils sont repartis et sont revenus à cheval quelques heures plus tard avec des fusils, ils ont enlevé l’urne au nez et à la barbe des gendarmes et sont repartis dans la montagne. Tout le monde a rigolé, tout le village se marrait, on était contents de cette réaction aussi saine. Mais le soir, en écoutant la radio afin de connaître les résultats à Bab El-Oued, le journaliste annonça le scrutin à Port-Gueydon alors que l’urne était toujours dans la montagne. Ce jour-là, je me suis dit : "C’est fini, il n’y a plus d’espoir." La prochaine étape, c’est la guerre. Il ne pouvait pas y avoir d’autre solution puisqu’on se moquait à ce point des gens, on les humiliait. Il y avait un point de non-retour. J’ai compris que cela allait arriver, ce qui ne voulait pas dire que je le souhaitais." (p.56)
II) Les caractères de la guerre
1) La violence du terrain
Lecture commentée : Julie Maeck : " A partir de l’été 1956, il y a un engrenage de violences à Alger. Des attentats aveugles sont commis par le FLN et par les ultras de l’Algérie française. Pourriez-vous décrire l’atmosphère qui règne alors à Alger ?" Simone Aïach : " Il y avait un climat de trouble, de confusion, de peur et, en même temps, la vie quotidienne perdurait. On continuait à aller au cinéma, les enfants allaient à l’école. La peur s’installe des deux côtés, parce que la violence est déjà des deux côtés. Je me souviens, un jour, j’étais sur le balcon au premier étage de notre appartement à Bab El-Oued. Le FLN avait dit que pour un exécuté, il y aurait un attentat. Il y avait eu des exécutions le matin, donc on attendait les attentats l’après-midi. J’étais ce jour-là au balcon et je vois arriver un gars qui courait. Il avait l’air d’avoir peur, il tremblait, il avait un révolver et il tremblait. Il y avait un petit bistrot de pieds-noirs presqu’en face de chez moi. Il est allé dans ce bistrot et il a tiré comme ça, je pense qu’il tirait sans viser qui que ce soit. Il a déchargé son arme en tremblant. C’est ça qui m’a terriblement émue. Je me suis dit les gens qui se battent tremblent en même temps. J’aurais jamais cru une chose pareille, je pensais qu’il y avait un élan de violence qui était tel qu’on oubliait tout. Il a blessé, je crois, quelques personnes dans le café, et il est sorti en courant. Et là, je me suis posé une question. Je me suis dit : " Mais qu’est-ce que tu fais s’il vient chez toi ? " C’était tout près, c’était en face, j’étais au balcon. Il pouvait me voir. Qu’est-ce que je ferais s’il venait ? Est-ce que je lui ouvrirais la porte ? Et quel sens cela aurait ? Je voulais l’aider, voilà, au fond c’est ce que j’ai ressenti. Et puis les pieds-noirs qui étaient dans le bistrot sont sortis et lui ont couru après. Il y avait des escaliers qui montaient à la Rampe Vallée, j’habitais en face de l’usine de tabac Job. Il montait les escaliers, il courait et j’ai prié pour qu’ils ne l’attrapent pas. Ils l’ont attrapé. Je n’ai pas vu ce qui s’est passé, j’ai entendu seulement les cris, les hurlements, les choses abominables. Ils l’ont tué en lui faisant je ne sais quelle torture. Ils étaient tellement violents, il y avait quelque chose d’assez incroyable là-dedans, je ne savais plus de quel côté était la violence, ça m’a beaucoup interrogée, je me suis dit : " S’il était venu qu’est-ce que j’aurais fait ? " Cette question-là, d’autres se la sont posée et l’ont résolue ; J’ai eu un jour un témoignage d’une cousine qui était dans une pharmacie le jour où il fallait tuer des pharmaciens. Il y avait comme ça des mots d’ordre : on tue les pharmaciens. Il y avait un garçon musulman dans la pharmacie, il allait être tué. Elle l’a caché chez elle. Ma cousine était une personne ordinaire, pas quelqu’un d’héroïque, de politisé ou quoi que ce soit. C’était un être humain qui a sauvé un autre être humain, c’est tout ; ça, c’est une chose qui transcende les partis pris. " (p.58-59)
2) La violence institutionnelle
Lecture commentée : " Les jours où il n’y avait pas de hurlements venant de la casbah, on était étonnés, ça nous manquait presque. Et pourtant ces hurlements de la casbah, qui était tout près de Bab El-Oued, juste au-dessus, c’était le signe qu’on avait exécuté un prisonnier. La prison de Barberousse était juste à côté. Les exécutions étaient accompagnées de hurlements, de cris, de chants. C’était bouleversant. Quand mon mari était à Barberousse, j’allais le voir et je n’ai jamais pu emmener les enfants. Je tenais à ce qu’ils voient leur père, mais je n’ai pas pu. Barberousse était un lieu d’abominations. Quand la guillotine arrivait la veille de l’exécution, les prisonniers hurlaient. C’était un cri d’horreur, de révolte. C’était terrifiant. Et toute la casbah qui était à côté, hurlait aussi. C’était pas de la folie, c’était une manière d’exprimer sa révolte et son horreur et aussi d’encourager ceux qui allaient être exécutés ainsi que leurs parents. Quand on pense qu’on peut tuer dans la violence et dans l’action, c’est une chose, mais quand on tue froidement et qu’on coupe la tête, c’est autre chose. C’était tellement violent, cette violence contaminait toute la ville. Il y avait cette négociation : un guillotiné, un attentat. Et personne ne voulait interrompre cette négociation, si on peut dire. C’était affreux. [...] On sent la Javel, hein [à Barberousse]. On sent le grésil. Il y a une odeur de désinfectant très puissante quand on rentre parce que la guillotine était au milieu de la cour et le sang coulait, il fallait nettoyer, surtout quand il y avait plusieurs guillotinés dans la matinée. C’était une odeur qui prenait vraiment à la gorge. C’était oppressant et sinistre. " (p. 60 et 66)
III) La torture et ses effets
1) Le sort des suspects
Lecture commentée : " C’était le 11 juin, je crois. Les paras sont venus arrêter mon mari. C’était un dimanche d’été ou un jour férié, je ne me souviens plus. On avait été à la plage, on revenait de la plage, tout plein de coups de soleil, le premier soleil de l’année. Et puis à 11 heures du soir, on ne dormait pas encore, on entend des gens frapper à la porte du bas de l’immeuble et demander le docteur. Persuadés que c’était un malade, on ouvre et c’était des paras. Ils étaient un petit groupe de paras en voiture, ils n’ont rien montré de leur identité, ils ont poussé mon mari dans les escaliers. J’ai essayé de m’interposer, ils m’ont mis un revolver sur la poitrine en me disant : " Si tu t’opposes, on te tue. " [...] Dès le lendemain matin, je me suis mise à le chercher. Je l’ai cherché partout jusqu’au quartier du général Massu. Je l’ai vu débarquer d’une Jeep. J’étais tellement en colère que si j’avais eu une arme je crois que je n’aurais pas pu m’empêcher de tirer. J’ai été reçue par le lieutenant [X]. Il n’a absolument rien déguisé : " Oui, oui, on l’a arrêté ; oui, on l’a torturé. Mais vous n’en saurez pas plus. Voilà, c’est tout. Et d’ailleurs, c’est justifié parce que par la torture on obtient des aveux et les aveux nous permettent de trouver des caches d’armes. " Donc, il justifiait totalement et sans aucun état d’âme, c’était très naturel, très normal pour lui." (p. 61-63)
2) Après l’expulsion du territoire algérien
Lecture commentée : Julie Maeck : " Comment se passe votre arrivée à Paris ? " Simone Aïach : " On a loué un petit appartement, on avait trouvé du travail. Mais entre-temps, mon mari a fait une tentative de suicide collective. On avait un chauffage au gaz. On dormait dans un tout petit lit, donc je sentais très facilement s’il se levait. Quand il s’est levé, cela m’a réveillée. J’ai pensé qu’il devait avoir froid et qu’il allait allumer le chauffage. Il a effectivement ouvert le tuyau de gaz ... et je n’ai pas entendu le bruit de l’allumette. Alors j’ai compris. Je me suis levée, j’ai éteint le gaz, j’ai ouvert la fenêtre et je lui ai dit : " Saute ! On est au quatrième étage ! Tu veux mourir ? Ah ben meurs ! Mais pourquoi tu nous tues ? Parce que tu es là en train de nous tuer. " Et vous savez ce qu’il m’a répondu ? " On a mis des agneaux au monde dans un monde de loups." J’ai dit : " Peut-être, mais les agneaux ont le droit de vivre. " A partir de ce moment-là, le divorce était certain. Je n’ai pas supporté ; Qu’il se tue, je pouvais le comprendre, à la limite un peu, mais tuer toute sa famille sous prétexte qu’on est dans un monde de loups. C’est ce qui a fait que j’ai divorcé. Pas tout de suite. J’ai pris mon temps, mais c’était décidé dans ma tête, c’était fini. Je ne pouvais pas vivre avec quelqu’un qui se lève la nuit pour tuer sa famille. Ce n’était pas possible. " (p. 69-70)
Les suites pédagogiques : Difficile d’en trouver ! Mais ce témoignage exceptionnel en dit beaucoup aux élèves sur ce qu’a été la guerre d’Algérie et sur les conséquences terribles qu’elle a pu avoir sur les individus qui y ont été impliqués.
D’autre part, en dépit de l’extrême dureté de son propos, c’est un témoignage très " moral " qui peut, et qui doit, être utilisé avec des élèves de Terminale pour les appeler à la vigilance civique dans une vie de citoyens qui commencera, pour eux, tout de suite après leur sortie du lycée.
Franck Schwab
Professeur d’Histoire-Géographie au lycée Henri Loritz de Nancy
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