I) La notion de génocide et son histoire ou pourquoi la confusion peut s’installer
1) Une notion créée par un juriste
2) La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
3) La notion des historiens
II) Des histoires singulières et connectées ou pourquoi des efforts de recherche et de pédagogie sont indispensables
1) Le génocide des Hereros et des Hottentots
2) Le génocide des Arméniens
3) Le génocide des Juifs européens (et des Tsiganes) : la Shoah
4) Le génocide des Tutsis
III) Des histoires communes et méconnues ou comment les modèles génocidaires se transmettent
1) Des génocides qui ont été produits par le racisme
2) Des génocides qui ont nécessité le consentement du "peuple majoritaire"
3) Une communauté internationale qui a été à chaque fois défaillante
Introduction
J’interviens ici en tant que président de la section régionale de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie, c’est-à-dire avant tout en tant que professeur de l’enseignement secondaire qui enseigne les génocides au lycée puisque leur étude se trouve à la fois dans le programme du tronc commun de la classe de Première ( "Le génocide des Arméniens", chapitre 10 du thème 4 consacré à la Première Guerre mondiale), dans le programme du tronc commun de la classe de Terminale ("La Shoah et le génocide des Tsiganes," chapitre 3 du thème 1 consacré aux totalitarismes et à la Seconde Guerre mondiale) et dans le programme de Terminale de la nouvelle spécialité Histoire-Géographie Géopolitique Sciences Politiques (Introduction, Axe 2 et objet de travail conclusif du thème 3 consacrés aux rapports entre Histoire et mémoires).
Le sens du mot "génocide" est en apparence simple puisqu’il est formé à partir du grec genos - race, lignage - et du latin cide - tuer - et qu’il désigne la destruction d’un groupe humain par un autre.
On pourrait penser qu’il est d’un emploi rare car la destruction d’un groupe humain ne se produit heureusement pas tous les jours. Mais il est de plus en plus souvent utilisé aujourd’hui pour désigner toutes sortes de crimes de masse, que ce soit le massacre des musulmans de Srebrenica par les Serbes de Bosnie en 1995, "l’épuration ethnique" des Rohingyas par le régime birman en 2016-2017, ou dernièrement encore, la destruction des Yézidis par Daesh.
On l’utilise aussi beaucoup pour donner une clé explicative à des événements du passé aussi différents que la destruction de Carthage par les Romains, la conquête de l’Amérique par les Espagnols, l’exploitation coloniale du Congo par les Belges ou la guerre de Vendée à l’époque de la Terreur.
Nous essaierons d’abord de comprendre d’où viennent ces emplois multiples en revenant à l’origine du terme génocide et à son premier usage qui a été - qui est toujours - juridique.
Puis, nous partirons de l’usage qu’en font les historiens pour présenter dans leur singularité les quatre génocides du XXème siècle qu’ils reconnaissent tous, ou presque tous. : celui des Hereros et des Hottentots dans le Sud-Ouest africain, aujourd’hui la Namibie, en 1904-1907 ; celui des Arméniens au Moyen-Orient en 1915-1916 ; celui des Juifs et des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale ; et pour finir celui des Tutsis au Rwanda en 1994.
Nous chercherons enfin à comprendre ce que ces événements singuliers ont eu de commun et les enseignements qu’on peut chercher à en retirer dans une optique humaniste de réponse citoyenne.
Car ce qui a été peut toujours revenir.
I) La notion de génocide et son histoire ou pourquoi la confusion peut s’installer
1) Une notion créée par un juriste
Les trois premiers génocides dont nous parlerons ont précédé l’invention du mot puisque celui-ci a été créé en 1943 au moment où le génocide des Juifs et des Tsiganes était déjà bien avancé.
Son inventeur est le juriste polonais d’origine juive Raphaël Lemkin. C’est un juriste reconnu qui a travaillé dans l’entre-deux-guerres sur le génocide arménien et qui a cherché à faire avancer les bases d’un droit international de protection des personnes.
Mais, au moment où il invente le terme, c’est un réfugié politique - et une sorte de lanceur d’alerte - qui a fui en novembre 1939 la Pologne occupée par les nazis et qui occupe à Washington un poste de conseiller spécial pour les affaires étrangères auprès du ministre américain de la Guerre.
Alors qu’il occupe ce poste, il achève une étude capitale sur les politiques nazies d’oppression en Europe qui sera publié l’année suivante : Axis rule in occupied Europe (La politique de l’Axe dans l’Europe occupée).
Son ouvrage se veut à la fois le tableau descriptif d’un processus meurtrier en cours et une incrimination, c’est-à-dire une mise en accusation des auteurs de ce processus.
A propos du terme génocide qu’il crée alors, il écrit : "De nouvelles conceptions supposent l’adoption de nouveaux termes. Par “génocide”, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique", ajoutant un peu plus loin : "En règle générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf lorsqu’il est réalisé par des meurtres en masse de tous les membres d’une nation. Il entend plutôt signifier un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but d’exterminer les groupes eux-mêmes1." Meurtre en masse, plan coordonné, exterminer, tous les mots qui désignent la réalité concrète d’un génocide se trouvent déjà dans cette définition même si, pour Lemkin, un génocide n’est pas toujours obligatoirement physique. Car il peut être aussi culturel quand on détruit les fondements de la culture d’un peuple ou biologique quand on entrave ses naissances.
La nouvelle notion recueille tout de suite un grand écho même si elle ne sera pas employée au procès de Nuremberg où les Alliés lui préfèrent celle voisine, mais plus large - sinon plus floue - de "Crime contre l’humanité", le crime contre l’humanité recouvrant "l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis contre toutes les populations civiles avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux".
Le génocide devient alors l’une des variantes du crime contre l’humanité.
On est, à ce moment, en pleine naissance d’une justice internationale et Lemkin prend très vite sa revanche avec deux résolutions qu’adopte la toute nouvelle ONU : celle du 11 décembre 1946 qui stipule que "le génocide est crime au regard des droits des gens" et celle du 21 décembre 1947 qui déclare que "le crime de génocide est un crime international qui comporte des responsabilités d’ordre national et international pour les individus et les Etats", les deux résolutions préparant le terrain à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide" qui sera adoptée l’année suivante.
1 Cette citation, ainsi que les autres citations de cette conférence, est tirée de l’ouvrage didactiquement fondamental de Vincent Duclert cité en sources.
2) La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
Cette convention est adoptée par l’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies réunie à Paris, pour sa troisième session, le 9 décembre 1948. La même assemblée adoptera le lendemain la Déclaration universelle des droits de l’homme, les deux textes marquant l’émergence d’une conscience universelle.
La définition du génocide que donne la Convention pose, dans son article 2, que le génocide "s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : meurtre de membres du groupe, atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entrainer sa destruction physique totale ou partielle, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et transferts forcés d’enfants du groupe à un autre groupe".
Le génocide devient ainsi une incrimination reconnue internationalement. Mais Lemkin a dû faire certaines concessions par rapport à sa définition initiale : l’abandon de la notion de génocide culturel, l’absence de mécanismes automatiques de sanctions, et surtout la non-inclusion de groupes à caractère politique dans la définition, ce qui exclut par exemple de l’incrimination de génocide l’extermination par la faim des paysans ukrainiens par le régime stalinien en 1932-1934 - l’Holodomor, 7 millions de morts - ou l’extermination par les Khmers rouges, entre 1975 et 1979, de près de 20% de la population cambodgienne suspecte d’opposition à leur pouvoir, soit 1,7 million de morts !
D’autre part, la définition adoptée ne veut pas prendre en compte le nombre de victimes ni l’importance de la destruction commise par rapport aux effectifs du groupe de départ (le "en tout ou partie" de l’article 2). Pour qu’un crime de masse soit juridiquement qualifié de génocide, il faut donc seulement, si l’on peut dire, que ses auteurs aient eu l’intention de détruire un groupe humain, même s’ils n’y sont pas parvenus ou s’ils ne sont parvenus à en détruire qu’une infime fraction.
C’est ce qui explique que le massacre de Srebrenica où 8000 musulmans bosniaques sont morts soit qualifié de génocide par l’ONU, de même que le massacre en 1982, par les milices chrétiennes libanaises, des Palestiniens des camps de Sabra et Chatila quand les crimes de masse commis contre les Ukrainiens et les Cambodgiens par des régimes communistes ne sont pas considérés comme tels.
C’est ce qui explique encore que soient qualifiés de génocides, ou peuvent être qualifiés de génocides, des événements aussi différents que la politique "d’épuration ethnique" menée par le gouvernement birman à l’égard des Rohingyas, la politique qu’avait mené Daesh à l’égard des Yézidis, ou même la politique que mène actuellement le gouvernement chinois à l’égard des Ouïghours (les "atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe" de l’article 2), l’un des actuels candidats à la présidentielle - Yannick Jadot - n’hésitant pas à employer le terme dans les médias où il s’exprime.
Si on comprend la logique juridique de l’incrimination, une telle définition, qui permet d’englober sous le même terme des événements historiquement et politiquement aussi différents, désoriente la plupart des historiens car une définition aussi large ne peut en aucun cas leur servir d’outil pour comprendre le passé, l’ordonner et lui donner du sens, ce qui est toute leur ambition.
3) La notion des historiens
Le sens que donnent les historiens au mot génocide est donc beaucoup plus restrictif que le sens donné par les juristes même si, là encore, il n’y a pas de véritable consensus entre eux.
Certains historiens incluent ainsi dans la définition du terme des critères non prévus par la Convention de 1948 comme le critère culturel - l’ethnocide - à propos des Amérindiens. D’autres y incluent la destruction de groupes politiques à propos du Cambodge ou de l’Ukraine, la principale fracture entre les historiens passant - on l’aura compris - sur le rapport au communisme.
Mais, d’une manière générale, ils s’entendent néanmoins tous pour désigner comme génocides des crimes de masse effectués par des Etats - ou des autorités de type étatique - qui se caractérisent par la destruction volontaire, méthodique et programmée de l’ensemble d’une communauté humaine dans le but d’atteindre un objectif idéologique (la "solution au problème juif" des nazis, par exemple) ou purement politique (garder le pouvoir pour soi seul comme au Rwanda, autre exemple), voire les deux ensemble.
D’autre part, à la différence du "tout ou en partie" de l’article 2 de la Convention, ils n’utilisent le mot génocide que pour désigner la destruction totale ou quasi totale d’un groupe, le nombre de victimes jouant ici un rôle important dans la qualification historique de l’événement.
A cette aune, l’immense majorité des historiens reconnaissent comme étant des génocides les quatre crimes de masse que nous allons présenter maintenant.
II) Des histoires singulières et connectées ou pourquoi des efforts de recherche et de pédagogie sont indispensables
1) Le génocide des Hereros et des Hottentots
C’est le premier génocide du XXème siècle qui se produit entre 1904 et 1907 dans ce qu’on appelle alors le Sud-Ouest Africain et qui correspond aujourd’hui à la Namibie.
Le Sud-Ouest Africain est un territoire que l’Empire allemand a obtenu en 1885 à la conférence de Berlin. A partir de 1894, il veut en faire une colonie de peuplement blanche en saisissant les terres agricoles des indigènes, en les expulsant et en les parquant dans des réserves (à partir de 1897 pour les Hottentots, de 1903 pour les Hereros)
Cette politique coloniale extrêmement brutale entraine une révolte générale des populations du Sud-Ouest Africain qui commence au début de l’année 1904. Le 11 janvier, les Hereros massacrent dans un affrontement 123 colons allemands, leurs femmes et leurs enfants étant cependant épargnés.
Le gouvernement impérial répond à cette révolte en envoyant sur place un corps expéditionnaire commandé par le général von Trotha qui se lance alors dans une guerre d’extermination contre l’avis initial du gouverneur civil qui voulait continuer à exploiter la force de travail des indigènes ...
Aucun prisonnier n’est admis et la victoire remportée le 11 août à Hamakari sur les Hereros est suivie du massacre de 20 à 30 000 civils qui accompagnaient les combattants (sur une population totale de 80 000 personnes), les survivants étant refoulés dans le désert.
Au début du mois d’octobre, von Trotha obtient de l’Empereur un "Ordre d’anéantissement" dont la mise en oeuvre est annoncée ainsi au peuple Herero : "Moi, le grand général des soldats allemands, envoie cette lettre au peuple des Herero. Les Herero ne sont plus des sujets allemands. (...) Le peuple des Herero doit quitter le pays. Si le peuple ne le fait pas, je l’y obligerai par le Grand Canon. A l’intérieur des frontières allemandes, tout Herero, avec ou sans armes, avec ou sans bétail, sera abattu, je n’accepterai plus ni femmes ni enfants ; je les refoulerai vers leur peuple ou ferai tirer sur eux. Telles sont mes paroles au peuple des Herero. Le Grand Général du Puissant Kaiser, von Trotha.
L’entreprise d’anéantissement se poursuit alors en deux phases : dans la première, le désert du Kalahari où s’étaient réfugiés les Hereros est encerclé et les rares puits y sont empoisonnés ; dans la deuxième, l’ordre d’anéantissement ayant été finalement révoqué, les rares survivants sont dirigés vers des camps de concentration situés sur la côte où ils rejoignent les Hottentots qui s’étaient eux aussi massivement révoltés après la bataille d’Hamakari.
Le barbelé et les camps de concentration avaient été inventés en Afrique du Sud quelque temps plus tôt par les Anglais dans la guerre des Boers. Les Allemands y ajoutent en Namibie le travail forcé. Beau début pour le XXème siècle !
Il s’agit bien ici de la poursuite d’un processus d’anéantissement puisque les détenus maltraités et affamés sont employés dans des travaux de force où ils périssent en masse.
La fin de la guerre est proclamée le 31 mars 1907, mais les camps où "les gens tombaient comme des mouches", d’après l’un des rares témoignages préservés, ne seront fermés que le 27 janvier 1908.
Au total, sur les 80 000 Hereros estimés en 1903, il n’en reste plus que 20 000 ; et, sur les 20 000 Hottentots, il en reste un peu moins de 10 000.
Trente cinq ans séparent ce génocide de celui de la Shoah, mais il existe de nombreuses passerelles entre eux car certains futurs nazis étaient déjà présents en Namibie. C’est le cas de l’officier Franz von Epp qui devint l’un des premiers compagnons d’Hitler et qui fut nommé gouverneur de la Bavière en 1933.
C’est le cas aussi du médecin racialiste et eugéniste Eugen Fischer qui étudia les milliers de crânes conservés dans les camps de concentration namibiens et qui pilota par la suite les "travaux" que conduisit à Auschwitz le tristement célèbre docteur Mengele. Enfin, si Herman Goering n’a personnellement rien à voir avec ce génocide (il était bien trop jeune), son père fut cependant gouverneur du Sud-Ouest africain quatorze ans avant son déclenchement, le colonialisme allemand le plus radical s’inscrivant ainsi dans l’histoire familiale de l’homme qui fut le numéro deux du régime nazi.
2) Le génocide des Arméniens
Si le génocide des Hereros et des Hottentots s’est inscrit dans le cadre de la conquête coloniale européenne, le génocide des Arméniens s’inscrivit dans le cadre du déclin de l’Empire Ottoman - bien entamé depuis le début du XIXème siècle - dont les Arméniens sont rendus en grande partie responsables par les autorités turques qui leur reprochent leur manque de "patriotisme".
Talaat Pacha, le ministre de l’intérieur du gouvernement ottoman écrit ainsi au moment du génocide : " Ce peuple qui partageait toute chose utile de la patrie ne participait absolument pas à ses douleurs et à ses fardeaux. Il tirait profit aussi bien du bonheur du pays que de ses malheurs. Ils n’ont jamais participé à une guerre pour la patrie et n’ont pas versé une goutte de sang pour elle. Bien au contraire, ils continuaient leur commerce lors des guerres, gagnaient les appels d’offres publics et beaucoup d’argent. Ils vivaient confortablement et au calme aussi bien dans les bonnes périodes que dans les mauvaises. En remerciement de ces faveurs, ils veulent chasser la population qui constitue la majorité et arracher une partie de la patrie ottomane pour y établir leur indépendance (...). L’histoire n’a pas connu pareille ingratitude." Le parallèle avec les accusations portées contre les Juifs par les antisémites européens est ici troublant...
Des premiers massacres à très grande échelle se sont déjà produits dans les années 1894-1896 faisant 200 000 morts dans la population arménienne qui représentait alors 10% de la population totale de l’Empire.
Lorsqu’arrive la Première Guerre mondiale, les officiers et soldats arméniens mobilisés sont envoyés dans des bataillons de travail où 120 à 150 000 d’entre eux vont mourir, victimes du travail forcé et d’exécutions massives. Mais c’est une énième défaite subie face à la Russie en janvier 1915 qui convainc les dirigeants turcs, et notamment Talaat Pacha, d’orienter la guerre contre "l’ennemi intérieur" dans l’idée que sa destruction permettra le redressement du pays.
La décision est donc prise, à la fin du mois de mars 1915, d’appliquer un plan d’extermination sous couvert de la déportation des Arméniens de leur région d’origine (le nord-est de l’Anatolie) afin de les éloigner officiellement du front. Ce plan d’extermination comprend deux phases principales, et la déportation est la première d’entre elles.
A partir de la mi-avril, les régions de peuplement arménien sont vidées de leurs habitants, une loi ultérieure entérinant la spoliation de leurs biens. Les victimes sont assassinées hors de chez elles, sur les routes de la déportation de toutes les façons possibles, et dans des "sites-abattoirs" où se trouvent des escadrons de l’Organisation Spéciale, un instrument militaire créé en 1913 pour lutter contre "l’ennemi intérieur".
La deuxième phase de la destruction s’opère à partir d’octobre 1915 dans la vingtaine de camps de Syrie et de Mésopotamie où aboutissent les rescapés des "marches de la mort". Aucun ravitaillement n’est apporté aux déportés qui sont dépourvus d’abris, l’objectif des génocidaires étant de poursuivre leur oeuvre de destruction par la faim, la soif, l’épuisement et la maladie.
Après une ultime défaite sur le front extérieur en février 1916, les autorités turques ordonnent la liquidation des derniers Arméniens encore présents en Anatolie ou internés dans les camps.
Au total, ce génocide de 1915-1917 a fait 1 300 000 morts sur une population arménienne estimée à deux millions de personnes en 1914.
Si on prend en compte les morts des années 1894-1896 et ceux encore des années 1918-1923, ce sont les deux tiers de la population arménienne qui ont disparu dans cette tourmente.
3) Le génocide des Juifs européens (et des Tsiganes) : la Shoah
Il débute avec l’offensive nazie sur l’Union Soviétique du 22 juin 1941. La guerre que lance alors l’Allemagne nazie en URSS est une guerre d’essence coloniale qui a pour but non seulement de faire disparaître toute forme d’Etat russe (communiste ou non) mais aussi de s’emparer durablement de son territoire pour y procéder, sous l’égide de la SS, à d’énormes transferts de populations. Dans ces conditions, les Juifs soviétiques - qui sont extrêmement nombreux dans les territoires occidentaux de l’URSS puisqu’ils étaient obligés d’y résider jusqu’au XIXème siècle - doivent, comme les Tsiganes qui s’y trouvent, tout simplement disparaître.
L’extermination est confiée à des unités spéciales de tueurs, les Einsatzgruppen, qui marchent à l’arrière immédiat des troupes allemandes. Celles-ci créent de manière temporaire des ghettos dans les villes qu’elles conquièrent tandis que les Einsatzgruppen ratissent le terrain derrière elles et massacrent systématiquement les populations rurales : les hommes d’abord, puis très vite (dès la mi-juillet), les femmes et les enfants. C’est la "Shoah par balles" qui fera au total 1 300 000 morts.
La décision de généraliser le génocide à l’ensemble des Juifs européens est prise à la fin de l’année 1941, au moment de la plus grande puissance militaire de l’Allemagne nazie, la tristement fameuse conférence de Wansee du 20 janvier 1942 ne faisant qu’avaliser un principe et un processus déjà bien engagés.
Cette deuxième phase du génocide est bien connue : tandis que la Shoah par balles se poursuit à l’Est, la Pologne devient le territoire central de l’extermination. Les Juifs de toute l’Europe occupée y sont déportés en train après avoir été raflés, lorsqu’ils vivaient à l’Ouest (Vel’ d’Hiv’) ; ou extraits des ghettos (Varsovie), lorsqu’ils vivaient à l’Est. Tous y sont assassinés par le gaz dans des camps - des centres de mise à mort, pour reprendre la formule de Raul Hilberg - spécialement créés pour cela, comme Treblinka et Sobibor, où aménagés dans cette perspective comme Maïdanek et surtout Auschwitz où les premières expériences de gazage sur des prisonniers de guerre soviétiques eurent lieu dès l’automne 1941.
Au total, cette deuxième phase du génocide fait 2 700 000 morts dont 1 100 000 rien que pour Auschwitz qui a été la principale destination des Juifs d’Europe occidentale et méridionale.
Le génocide n’est stoppé que par les victoires des Alliés, les Soviétiques libérant le 27 janvier 1945 un camp d’Auschwitz qui avait été évacué par les nazis ; les Américains libérant le 5 mai le dernier camp de concentration, celui de Mauthausen en Autriche où les Juifs hongrois ont été assassinés en masse.
La Shoah aura fait 5 à 6 millions de morts car aux morts de la Shoah par balles et des camps d’extermination, il faut ajouter aussi les morts des camps de concentration (300 000 d’après Hilberg) et des ghettos (800 000). Près des 2/3 de la population juive européenne a ainsi disparu.
Avec 250 000 morts, 1/3 de la population tsigane a également disparu, sa destruction ayant suivi le même processus que celui de la population juive, même si elle a été plus partielle car dans la logique des nazis, l’assassinat des Juifs a toujours été "prioritaire".
4) Le génocide des Tutsis
C’est le dernier génocide du XXème siècle qui se produit entre le 7 avril et le 17 juillet 1994 au Rwanda, petit pays francophone d’Afrique orientale au relief accidenté - on l’appelle le "pays des mille collines" - et très densément peuplé qui fut d’abord colonisé par les Allemands (après la conférence de Berlin) puis par les Belges (après la fin de la Première Guerre mondiale) avant d’accéder à l’indépendance en 1962.
Deux ethnies principales, pratiquant la même langue, composent la population rwandaise : l’ethnie tutsie, minoritaire (15%), plutôt composée d’éleveurs, sur laquelle le colonisateur belge s’est appuyé pour diriger le pays ; et l’ethnie hutue, majoritaire (85%), plutôt composée d’agriculteurs, que le colonisateur belge a volontairement marginalisée.
Le fossé politique ainsi créé entre les deux ethnies fut encore aggravé historiquement par le processus de racialisation des populations africaines auquel les Belges ont procédé en distinguant, avec les Tutsis et les Hutus, deux "races" totalement différentes tant par leurs origines - les uns seraient nilotiques, les autres seraient bantous - que par leurs "qualités".
Deux dates sont importantes pour comprendre la survenue du génocide :
L’année 1959 d’abord, qui voit une "révolution" soutenue par l’Eglise catholique - très puissante au Rwanda - et le colonisateur belge sur le départ donner le pouvoir à l’ethnie hutue.
La "révolution" s’accompagne déjà de violences génocidaires à l’égard des Tutsis. 300 000 d’entre eux se réfugient alors dans l’Ouganda anglophone voisin où une opposition politique s’organise qui donnera naissance en 1987 au Front Patriotique Rwandais (FPR) de Paul Kagamé, l’actuel chef du pays.
Les exilés réclament de pouvoir revenir au Rwanda et cherchent bientôt à obtenir leur retour par la force des armes.
L’année1973 ensuite, qui voit un coup d’état soutenu par la France porter au pouvoir le président hutu Habyarimana, originaire du nord du pays.
Celui-ci instaure une dictature "clientèliste" - comme souvent, hélas, en Afrique - qui favorise systématiquement les Hutus du nord, au détriment de ceux du sud, et qui surtout favorise le développement d’une idéologie raciste portée par le mouvement Hutu Power qui désigne l’ensemble des Tutsis comme étant des "cancrelats" et/ou des "cafards".
Ce régime raciste doit faire face à une guerre extérieure menée depuis l’Ouganda par les Tutsis du FPR et il a tendance à voir dans tous les Tutsis du Rwanda des complices en puissance du mouvement rebelle.
Tout est désormais en place pour le génocide qui est déclenché le 7 avril à la suite de l’attentat commis contre l’avion du président Habyarimana qui avait signé l’année précédente avec le FPR les ambigus accords de paix d’Arusha, crime impardonnable pour les extrémistes de son clan ...
Il s’agit d’un génocide effectué essentiellement à l’arme blanche - les fameuses machettes qui font des blessures épouvantables - mais il est piloté depuis les plus hauts sommets de l’Etat par un gouvernement intérimaire qui s’est formé au lendemain de l’attentat ; et il est relayé en province par les préfets et les maires, le Rwanda ayant - contrairement aux clichés condescendants répandus sur l’Afrique - un système administratif qui fonctionne parfaitement.
Il est effectué de manière extrêmement méthodique par trois catégories de tueurs : les militaires des Forces Armées Rwandaises (FAR) et de la gendarmerie, d’abord ; les milices extrémistes Interahamwe hutues, ensuite ; les voisins chauffés à blanc par la propagande, enfin et surtout.
Plus de la moitié des victimes meurent dans les trois premières semaines du génocide où le taux de mortalité - à plus de 20 000 morts par jour - égale le "rendement" de la mort de masse industrielle réalisé au plus fort de la Shoah à Birkenau.
C’est la victoire militaire du FPR, qui s’empare de Kigali le 4 juillet et qui devient le maître de tout le pays le 17 - à l’exception de la Zone Humanitaire Sûre (ZHS) établie par la France - qui met fin au génocide.
Au total, 800 000 à 1 000 000 de personnes ont péri en trois mois, soit les 3/4 de la population tutsie ainsi qu’un nombre indéterminé de personnalités hutues modérées - originaires du sud, le plus souvent - qui étaient considérées comme des traitres par les tueurs pour avoir cherché à s’entendre avec les Tutsis et obtenir la démocratisation du régime...
III) Des histoires communes et méconnues ou comment les modèles génocidaires se transmettent
1) Des génocides qui ont été produits par le racisme
On doit rappeler que le racisme consiste d’abord à catégoriser les individus en différents groupes biologiques et / ou culturels bien tranchés : blancs / noirs ; Turcs / Arméniens ; Juifs / aryens ; Tutsis / Hutus, etc.
Il consiste ensuite à essentialiser ces groupes : Tous les noirs sont ceci ou cela ; tous les Arméniens sont ceci ou cela ; tous les Juifs sont ceci ou cela ; tous les Tutsis sont ceci ou cela. Et ceci ou cela, de toute éternité. On ne peut pas échapper à l’identité qui nous est assignée par le tueur.
Il consiste enfin à donner une "valeur" aux différents groupes : les noirs ne valent rien alors que les blancs valent tout. Idem pour les Arméniens par rapport aux Turcs, aux Juifs par rapport aux aryens d’origine germanique, aux Tutsis par rapport aux Hutus.
Si les noirs, les Arméniens, les Juifs, les Tutsis ne valent rien, doit-on vraiment les considérer comme des êtres humains ? Et s’ils ne sont pas des êtres humains, est-ce si grave que cela de les assassiner ?
Au contraire ! On peut même penser que leur assassinat soit une mesure prophylactique, une mesure de sûreté publique pour le peuple, pour "notre peuple". Il suffit juste d’être résolu et d’avoir un peu d’estomac.
C’est le sens des propos tenus par Himmler à ses généraux et officiers SS dans son discours secret de Poznan du 4 octobre 1943 : "La plupart d’entre vous savent ce que c’est que de voir un monceau de cent cadavres, ou de cinq cents, ou de mille. Etre passés par là, et en même temps, sous réserve des exceptions dues à la faiblesse humaine, être restés corrects, voilà ce qui nous a endurcis. C’est là une page glorieuse de notre histoire, une page non écrite et qui ne sera jamais écrite." Fermez le ban !
La démarche raciste consiste aussi - et c’est très important - à se poser en victime face à une minorité considérée tout à la fois comme nuisible et irrémédiablement hostile.
Tous les peuples assassinés - sauf les Hereros et les Hottentots sur lesquels je reviendrai plus tard - formaient en effet des minorités à l’intérieur des Etats où ils vivaient. Et des minorités que, par un impudent retournement dialectique, leurs bourreaux désignaient comme opprimant le "peuple majoritaire".
Dans une première étape, le discours raciste demande donc au "peuple majoritaire" - qui est aussi le "peuple supérieur" - de ne plus fréquenter la minorité stigmatisée au risque de rester en décadence ou de continuer à dégénérer.
Puis, dans une deuxième étape, il recherche son consentement - ou, à tout le moins, son accord implicite - pour assassiner en masse.
Car il est totalement impossible de tuer plusieurs centaines de milliers ou plusieurs millions de personnes sans bénéficier d’un vrai soutien populaire. Les protestations consécutives à l’assassinat des malades mentaux en Allemagne - ou, à un degré moindre, aux premières grandes rafles de Juifs étrangers en France - le prouvent a contrario.
2) Des génocides qui ont nécessité le consentement du "peuple majoritaire"
A l’exception du génocide des Hereros et des Hottentots qui a été uniquement voulu par les autorités impériales allemandes et qui s’inscrit dans le cadre particulier de la conquête coloniale, les trois autres génocides ont donc nécessité le consentement, et même la participation du "peuple majoritaire", pour utiliser l’expression employée par les extrémistes hutus pour désigner leur propre "peuple".
Comment ce soutien a-t-il été obtenu ? La question est délicate, on peut simplement constater trois choses.
Première constatation : le consentement a été obtenu par des régimes dictatoriaux. C’est bien sûr une dictature qui existe dans l’Allemagne nazie au moment où le génocide est accompli ; mais c’est aussi une dictature qui existe en Turquie en 1915, celle des Jeunes-Turcs qui ont fait un coup d’Etat le 23 janvier 1913 ; et c’est encore une dictature qui existe au Rwanda depuis le coup d’Etat de 1973.
Ces trois dictatures ont su utiliser efficacement tous les moyens de l’Etat, et notamment l’information - la fameuse radio des Mille collines au Rwanda, par exemple - pour conditionner leur population et la convaincre que la minorité visée était bien la cause de tous les problèmes et qu’il fallait, d’une façon ou d’une autre, s’en débarrasser.
Deuxième constatation : pour tous ces peuples (sauf pour les Hereros et les Hottentots toujours), le génocide a eu des prémisses forts qui l’ont annoncé longtemps à l’avance, un peu comme un tremblement de terre qui est précédé de secousses telluriques de plus en plus violentes.
Ce sont les massacres de Tutsis des années 1959-1960, les grands massacres d’Arméniens des années 1894-1896, les pogroms des années 1880 et l’affaire Dreyfus.
Troisième constatation : pour tous ces peuples (sauf les Hereros et les Hottentots encore), le génocide s’est produit dans une situation de guerre, donc dans une situation par nature exceptionnelle : la Première Guerre mondiale pour les Arméniens, la Deuxième Guerre mondiale pour les Juifs, la guerre contre le FPR pour les Tutsis.
La guerre justifie le passage à l’acte en radicalisant les positions dans un climat de paranoïa attisé par la propagande du régime.
C’est évidemment dans ce sens qu’il faut comprendre les propos d’Hitler tenus au Reichstag le 30 janvier 1939 : "Aujourd’hui, je serai encore un prophète : si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, donc la victoire de la juiverie, au contraire, ce serait l’anéantissement de la race juive en Europe."
D’autre part, la guerre permet aussi de camoufler le génocide : pendant que les médias parlent des opérations militaires - quand ils ne sont pas étouffés par la censure - on ne parle pas des gens qu’on assassine.
Reste à évoquer, pour finir, l’attitude décevante de la communauté internationale.
3) Une communauté internationale à chaque fois défaillante
En effet, aucun génocide n’a été empêché par elle, et tous ont été tardivement, ou très tardivement, reconnus malgré les témoignages immédiats d’un certain nombre de lanceurs d’alerte.
Ainsi, le pasteur Friedrich Vedder qui écrit en 1905 dans le journal paroissial d’une ville du Sud-Ouest africain : "Les Herero sont parqués comme des animaux derrrière des fils de fer barbelés renforcés et entassés par groupes de cinquante, sans distinction d’âge ni de sexe, dans de misérables cahutes. Dès avant l’aube jusque tard dans la nuit, ils sont soumis à des travaux forcés, chaque jour de la semaine, sans aucun repos, à la merci des coups violents et incessants des gardiens, jusqu’à ce qu’ils tombent à terre d’épuisement, incapables de se relever. Ils sont très peu nourris, à peine une poignée de riz cru, les rations sont trop insuffisantes pour assurer leur survie. Ils tombent morts par centaines, et leurs corps sont brûlés sur place. On va penser que j’exagère, mais non, je ne dis ici que la vérité. Les survivants, les survivantes surtout, sont traités avec une incroyable brutalité, une luxure sans frein, de la part des soldats et des civils qui visitent le camp, ou qui y séjournent. Je ne puis donner le détail des atrocités dont j’ai été témoin, particulièrement sur les femmes et les enfants, très souvent, c’est bien trop horrible pour être écrit."
Ainsi le consul américain Leslie Davis qui écrit le le 30 juin 1915 à son ambassadeur : "Une autre méthode a été trouvée pour détruire la race arménienne. Il ne s’agit rien de moins que de déporter la population arménienne tout entière, non seulement de ce vilayet [département], mais, semble-t-il, de l’ensemble des six vilayets formant l’Arménie. La pleine portée d’un tel ordre est à peine imaginable pour ceux qui ne sont pas au fait des conditions particulières de cette région isolée. Un massacre, si cruel que soit ce mot, semblerait humain en comparaison. Dans un massacre, beaucoup en réchappent, mais ce genre de déportation totale signifie dans ce pays une mort plus longue, voire plus atroce, pour presque tout le monde. Je doute qu’une personne sur cent y survive, ou même une sur mille."
Ces deux témoignages qui - je le rappelle - proviennent, comme les autres citations de cette conférence, de l’ouvrage fondamental du professeur Duclert, sont particulièrement éclairants puisque seul le silence leur a répondu.
Mais il y a pire encore puisque les deux premiers génocides sont restés totalement impunis.
Le cas du génocide des Hereros et des Hottentots est exemplaire. Après la conquête du Sud-Ouest africain par les Anglais, un juge et un procureur britanniques sont chargés de la rédaction d’un "livre bleu" sur l’extermination de ces deux peuples.
Publié en janvier 1918 et présenté à la Conférence de la paix de Paris, le Livre bleu est cependant interdit et détruit en 1926 à la demande de l’Allemagne et avec l’accord des Alliés soucieux de poser le couvercle sur les atrocités commises en Afrique par le colonialisme.
Bel exemple de solidarité européenne entre ennemis d’hier ! C’est seulement en 1985 qu’un rapport de l’ONU reconnaitra pour la première fois le génocide des Hereros et des Hottentots.
Pour le génocide des Arméniens, c’est à peine mieux. Une "Déclaration de la France, de l’Angleterre et de la Russie à l’encontre du gouvernement de l’Empire ottoman" est bien faite une mois après le début du génocide, puis plus rien, à l’exception de quelques rares initiatives individuelles comme celle d’une escadre française qui, en septembre 1915, fait débarquer des troupes d’assaut au nord de la baie d’Antioche pour repousser des bandes de tueurs et sauver plus de 4 000 Arméniens réfugiés sur la montagne du Musa Dagh.
Après l’effondrement militaire de l’Empire ottoman, beaucoup de responsables du génocide se réfugient en Allemagne tandis que la France abandonne les survivants au nouvel homme fort du pays, Mustapha Kemal, dont les milices nationalistes continuent de massacrer les Arméniens qui cherchent à retrouver leurs biens.
Et le traité de Lausanne, qui règle le sort de la Turquie en 1923, aboutit à l’expulsion "sans retour possible" de tous les Arméniens encore présents sur le territoire du pays.
Preuve était ainsi faite qu’une entreprise de destruction complète d’une "population ennemie" pouvait être réalisée sans rencontrer d’opposition majeure.
Cette leçon, les nazis s’en souviendront au moment d’imaginer la "Solution finale" et c’est ce qui peut expliquer qu’un individu comme Himmler cherchera encore à négocier avec les Anglo-saxons à l’extrême fin de la guerre malgré l’ampleur des crimes qu’il avait commis.
"Si c’est passé pour les Turcs, ça passera pour nous" pouvait-il se dire ...
Je n’insiste pas sur le silence assourdissant qui a accompagné la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale en dépit du témoignage de nombreux lanceurs d’alerte dont le polonais Jan Karski est l’un des plus connus.
Je n’insiste pas non plus sur le temps qu’il a fallu au Conseil de sécurité de l’ONU pour reconnaître qu’il se produisait bien un génocide au Rwanda. Au moment où le Conseil de sécurité le fait finalement, le 31 mai 1994, les trois quarts des victimes sont déjà mortes ...
Ces défaillances ont plusieurs causes.
Première cause : la difficulté à mettre un nom sur ce type de phénomène au moment où il est commis parce qu’il est extraordinaire et que l’on craint les "Fake news" qui sont nombreuses en temps de guerre. Mais cette légitime prudence ne peut pas se prolonger dès lors que les preuves finissent par s’accumuler.
Deuxième cause : l’égoïsme bien compris des Etats et surtout le cynisme de leurs intérêts nationaux qui les amène, par exemple, à vouloir défendre la domination coloniale en 1926 ou à vouloir défendre le "pré-carré francophone" en 1994, le président Mitterrand ayant eu une attitude plus qu’ambigüe - sinon carrément négationniste - sur la réalité du génocide commis contre les Tutsis.
Cette défaillance de la communauté internationale à reconnaître les génocides pour ce qu’ils sont et à lutter efficacement contre eux explique que le négationnisme ait pu si facilement prospérer aussi bien après le génocide arménien qu’après la Shoah ou qu’après le génocide des Tutsis, la thèse du "double génocide" relayée par de multiples "assassins de la mémoire" ayant, par exemple, fait florès dans ce dernier cas.
Les morts ne sont plus là pour se défendre et leurs ayants-droits n’ont pas toujours la "surface étatique" qui leur permet de se faire entendre.
Cette triste vérité est particulièrement évidente pour les Tsiganes qui ne peuvent aujourd’hui compter que sur très peu de relais mémoriels.
Conclusion
Je voudrais d’abord paraphraser Léon Gambetta qui, s’en prenant en 1877 au pouvoir politique de l’Eglise catholique, s’écriait : "Le cléricalisme, voilà l’ennemi !".
Si, à mon modeste niveau, je devais m’en prendre au phénomène génocidaire, je m’écrirais plutôt : "Le nationalisme, voilà l’ennemi !".
Entendons-nous. La plupart des nationalismes sont tout à fait respectables quand ils n’entrainent pas la détestation de l’Autre.
Mais le nationalisme conduit facilement à l’ultra-nationalisme - ce qu’était aussi le nazisme -, l’ultra-nationalisme conduit toujours au racisme, et le racisme conduit au génocide quand des fenêtres s’ouvrent qui le rendent possible, comme une guerre qui se passe mal et qui le "justifie", dans le cas des ultra-nationalistes turcs et hutus ; ou comme, à l’inverse, une guerre qui se passe trop bien et qui vous donne la certitude de pouvoir commettre le "crime parfait", dans le cas des ultra-nationalistes allemands qui ont commencé la Shoah au moment de leurs plus grandes victoires militaires ...
Je voudrais enfin citer le professeur Duclert aux travaux de qui cette conférence doit presque tout.
Dans son ouvrage cité en sources, il écrit : "La recherche et l’enseignement des génocides n’impliquent pas de devoir désespérer de l’humain et de traumatiser ou culpabiliser les jeunes générations. Ils permettent au contraire de redonner sens à l’universalisme humain, à la solidarité pour les persécutés, au pouvoir du savoir et aux combats civiques."
Redonner [du] sens à l’universalisme humain, à la solidarité pour les persécutés, au pouvoir du savoir et aux combats civiques, autant de combats qui sont ceux de la LICRA comme ceux de l’APHG.
Je vous remercie.
Sources
Article "Génocide" de Jacques Semelin dans le Dictionnaire de la guerre et de la paix (Benoît Durieux, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Frédéric Ramel, dir.), PUF, 2017.
Article "Génocide" de Bernard Bruneteau dans le Dictionnaire de la violence (Michela Marzano, dir.), PUF, 2011.
Vincent Duclert, Les génocides, dossier n°8127 de la Documentation photographique, CNRS Editions, 2019.
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