La mobilisation et l’activisme populaires sont bien là [aux Etats-Unis, note du transcripteur], mais suivent des orientations très autodestructrices. Ils prennent la forme d’une colère sans objet - haine, attaques l’un contre l’autre et contre des cibles vulnérables.
Les attitudes sont vraiment irrationnelles : les gens se mobilisent littéralement contre leurs propres intérêts.
Ils soutiennent des figures politiques dont le but est de leur nuire autant que possible. On le voit tous les jours : il suffit de regarder la télévision et Internet.
Cela ronge les relations sociales, mais c’est précisément le but.
Le but est d’amener les gens à se haïr et à se craindre les uns les autres, à ne faire attention qu’à eux-mêmes, et à ne rien faire pour autrui.
Ainsi de Donald Trump.
Depuis de longues années, je souligne, par écrit et oralement, le danger que représente l’ascension d’un idéologue honnête et charismatique aux Etats-Unis, de quelqu’un qui pourrait exploiter la peur et la colère qui bouillent depuis longtemps dans une grande partie de la société, et qui pourrait la détourner des agents véritables du malaise vers des cibles vulnérables.
Le danger est pourtant réel depuis de nombreuses années, peut-être encore plus à la lumière des forces que Trump a libérées, bien que Trump lui-même ne corresponde pas à l’image de l’idéologue honnête. Il semble avoir très peu d’idéologie en dehors de moi et de mes amis.
Il a reçu un immense soutien de gens qui sont en colère contre tout.
Chaque fois que Trump fait un commentaire désobligeant, sa popularité monte.
Parce qu’elle est fondée sur la haine et la peur, plus encore sur une « rage généralisée ».
Pour la plupart, ses électeurs sont des travailleurs blancs de classe moyenne inférieure, qui ont été laissés sur le bord de la route au cours de la période néolibérale.
Ils ont connu une génération de stagnation et de déclin. Et un déclin dans le fonctionnement de la démocratie. Même leurs propres représentants élus reflètent à peine leurs intérêts et leurs préoccupations.
Tout leur a été retiré. Il n’y a pas de croissance économique pour eux, elle est réservée aux autres. Les institutions sont toutes contre eux. Ils ont un grand mépris pour elles, surtout pour le Congrès.
Ils sont profondément préoccupés par l’idée qu’ils perdent leur pays, parce qu’on - un « on » très général - le leur enlève.
On ne connaît que trop ce genre de processus - et ses résultats souvent féroces - qui consiste à prendre pour boucs émissaires ceux qui sont encore plus vulnérables et opprimés que soi, dans l’illusion qu’ils sont dorlotés par les « élites libérales ».
Il est important de se rappeler que les peurs et les préoccupations authentiques peuvent être réglées par une politique sérieuse et constructive.
Bon nombre des partisans de Trump ont voté pour Obama en 2008, convaincus par le message « d’espoir et de changement ». Ils ont vu peu de l’un et de l’autre, et dans leur désillusion ils sont désormais séduits par un escroc qui propose un message d’espoir et de changement différent - lequel pourrait conduire à une très méchante réaction quand l’image s’effondrera. [...]
Les tendances que je viens de décrire au sein de la société américaine, à moins d’être renversées, vont créer une très vilaine société. Une société fondée sur la vile maxime d’Adam Smith - « Tout pour nous, et rien pour les autres » -, le nouvel esprit de l’époque - « gagner de l’argent en oubliant tout sauf soi » -, une société dont sont chassés les émotions et instincts humains normaux de compassion, de solidarité, de soutien mutuel.
C’est une société si atroce que je ne sais même pas qui voudrait y vivre. Je n’en voudrais pas pour mes enfants.
Si une société est fondée sur le contrôle par la fortune privée, elle reflétera ces valeurs - les valeurs d’avidité, et le désir de maximiser ses gains personnels aux dépens des autres.
Une petite société fondée sur ce principe est vilaine, mais elle peut survivre.
Une société mondiale fondée sur ce principe se dirige tout droit vers la destruction massive
Post-Scriptum : Elisée Reclus ou l’anti-Trump ?
(pages 134-135 de "Libre nature, Editions Héros-Limite, 2022).
Le texte date de 1889.
FS
[...] qu’il s’agisse de petites ou de grandes fractions du genre humain, c’est toujours par la solidarité, par l’association des forces spontanément coordonnées que se font tous les progrès.
Encore sauvages par atavisme, mais déjà demi-dieux par l’idéal, nous savons comment s’est accompli le long parcours, depuis que nos ancêtres cannibales sortirent de leurs charniers.
L’historien, le juge qui évoque les siècles et qui les fait défiler devant nous en une procession infinie, nous montre comment la loi de la lutte aveugle et brutale pour l’existence, tant prônée par les adorateurs du succès, se subordonne à une deuxième loi, celle du groupement des individualités faibles en organismes de plus en plus développés, apprenant à se défendre contre les forces ennemies, à connaître les ressources de leur milieu, même à en susciter de nouvelles.
Nous savons que si nos descendants doivent atteindre leur haute destinée de science et de liberté, ils le devront à leur rapprochement de plus en plus intime, à l’incessante collaboration, à cette aide mutuelle d’où naît peu à peu la fraternité.
C’est avec un sentiment de honte qu’après tant de siècles passés à l’oeuvre de civilisation nous entendons encore des voix célébrer les « hommes providentiels » ou les « gouvernements forts » comme les éducateurs des peuples.
L’histoire se charge de démentir ces théories d’esclaves et nous prouve comment, même au sein des atroces despoties, la vie n’a pu se maintenir que par le travail coordonné de tous les membres du corps social.
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