Albert Camus, une pensée civique utile pour notre temps ?

Deux aspects du libéralisme d’Albert Camus par les textes
mardi 22 avril 2025
par  Franck SCHWAB
popularité : 47%

Le premier est exprimé au moment de la Libération dans un éditorial du journal Combat en date du 1er octobre 1944.
Le second est exprimé pendant la guerre froide dans une conférence donnée le 30 octobre 1956 à Paris en l’honneur de l’intellectuel espagnol antifranquiste Salvador de Madariaga et intitulée "Le parti de la la liberté".
Les deux textes sont reproduits dans le volume "Essais" de la Pléiade, 1965.
On retrouvera aussi le deuxième dans "Conférences et discours. 1936—1958", Folio, 2017 (pour la dernière édition).
FS

1. Le rejet d’un libéralisme purement "formel"

Article de Combat du 1er octobre 1944 (extraits)

Nous l’avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté.

Il paraît que ce n’est pas assez clair.

Nous appellerons donc justice un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés.

Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime.

Tout cela est assez élémentaire. Mais la difficulté réside dans l’équilibre de ces deux définitions.

Les expériences également intéressantes que nous offre l’Histoire le montrent bien. Elles nous donnent à choisir entre le triomphe de la justice ou celui de la liberté. Seules les démocraties scandinaves sont au plus près de la conciliation nécessaire. Mais leur exemple n’est pas tout à fait probant en raison de leur isolement relatif et du cadre limité où s’opèrent leurs expériences.

Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique.

Puisque nous en sommes aux affirmations élémentaires, nous dirons donc que nous désirons pour la France une économie collectiviste et une politique libérale.

Sans l’économie collectiviste qui retire à l’argent son privilège pour le rendre au travail, une politique de liberté est une duperie. Mais sans la garantie constitutionnelle de la liberté politique, l’économie collectiviste risque d’absorber toute l’initiative et toute l’expression individuelles.

C’est dans cet équilibre constant et serré que résident non pas le bonheur humain, qui est une autre affaire, mais les conditions nécessaires et suffisantes pour que chaque homme puisse être le seul responsable de son bonheur et de son destin. Il s’agit simplement de ne pas ajouter aux misères profondes de notre condition une injustice qui soit purement humaine. [...]

Voilà pourquoi nous voulons obtenir immédiatement la mise en oeuvre d’une Constitution où la liberté recevra ses garanties et d’une économie où le travail recevra ses droits, qui sont les premiers.

2. L’adhésion à un libéralisme fermement opposé à toutes les atteintes aux droits de la personne comme à ceux des minorités

"Le parti de la liberté. Hommage à Salvador de Madariaga" (extraits)

Vous permettrez seulement à un quadragénaire de dire pourquoi, avec tout le respect et la déférence qu’il vous porte, il vous considère comme son camarade de lutte.

Je suis sûr que cette affirmation ne vous étonnera pas. Si elle vous étonnait pourtant, je vous prierais de considérer l’état de notre société intellectuelle, les maîtres à penser qui paradent un peu partout, la nourriture avariée qu’ils offrent enfin à notre appétit de vérité et de dignité.

Vous mesurerez mieux la sorte de solitude où vivraient certains d’entre nous en quête de grandes leçons, si une poignée d’hommes, dont vous êtes, ne maintenaient obstinément, par-dessus les frontières, les droits, les devoirs et l’honneur de l’esprit.

Car il faut bien le dire, nous n’avons pas été gâtés en grands exemples.

Je ne parle même pas de l’affaiblissement général du caractère et de l’intelligence parmi ceux dont la fonction était de nous gouverner ou de nous représenter.

Mais, pour rester au seul domaine de la pensée, les hommes de ma génération, nés à la vie historique à la prise du pouvoir par Hitler et les procès de Moscou, ont vu d’abord les philosophes de droite, par haine d’une partie de la nation, justifier l’asservissement de toute cette nation sous une armée et une police étrangères.

Il fallut alors que l’intelligence, elle aussi, prenne les armes pour rectifier ce regrettable raisonnement.

A peine avions-nous retrouvé la paix et l’honneur qu’une nouvelle conspiration, encore plus douloureuse pour nous, s’établissait contre l’intelligence et ses libertés.

Nous avons vu, nous voyons encore des penseurs de gauche, par haine d’une autre partie de la nation, justifier dans de beaux raisonnements la suppression du droit de grève et des conquêtes ouvrières, le régime concentrationnaire, l’abolition de toutes les libertés de pensée et d’expression, et même l’antisémitisme, à la seule condition qu’il soit professé et exercé sous des éthiques humanistes.

Un froid délire d’autopunition a fait ainsi, à dix ans d’intervalle, de nos théoriciens de la nation ou de la liberté, les serviteurs passionnés des pires tyrannies qui se soient étendues sur le monde et, pour tout dire en un mot, les adorateurs du fait accompli.

Trop de nos intellectuels et de nos artistes, saisis de ce délire, ont fini par ressembler à ces filles qui, devant l’auberge de Peirebeilhe, chantaient de toute leur gorge pour couvrir les cris des voyageurs égorgés par leurs vertueux parents.

Au nom de l’histoire et de son réalisme en tout cas, un prodigieux complot contre l’esprit et contre la liberté s’est développé pendant des années au cours desquelles il fallut encore lutter pied à pied. [...]

Oui, cher don Salvador, ce sont des hommes comme vous qui nous ont empêchés de désespérer et lorsqu’on m’a demandé de m’adresser à vous, aujourd’hui, j’ai pensé que c’était la première chose que je vous dirai.

Ceux qui se sentent faits d’abord pour admirer et pour aimer et qui, dans le désert du monde contemporain, risquaient de périr de faim et de soif, ont une dette de reconnaissance infinie envers tous ceux qui, en des temps déshonorés, leur ont offert une image digne et fière de l’homme et de l’intellectuel.

C’est cette reconnaissance que je veux vous exprimer, avec toute mon affection.

Grâce à vous, et à quelques rares autres, les francs-tireurs perpétuels que nous sommes ont un parti.

Quel parti ?

Eh bien, le parti des hommes que les durs et les totalitaires insultent en même temps qu’ils viennent leur demander une signature pour sauver la vie de leurs militants !

A cette définition, vous reconnaîtrez que je parle des libéraux.

Mais vous avez donné, et c’est là votre originalité, un contenu à cette notion de libéralisme qui agonisait à la fois sous les calomnies de ses adversaires et les lâchetés de ses partisans.

Vous avez su dire que la liberté n’était pas la liberté de prospérer ou d’affamer, mais la prise en charge du devoir civique.

Vous avez refusé de choisir aucun des conformismes du jour et vous avez su tracer les limites en dehors desquelles les notions, dont nous vivons, perdent leur sens.

On vous a entendu inlassablement répéter que la liberté n’était rien sans l’autorité, mais que l’autorité sans la liberté n’était qu’un rêve de tyran, que les privilèges d’argent étaient inacceptables, mais qu’il n’y avait pas de société sans hiérarchie et que le nivellement était le contraire de la vraie justice, que le pouvoir n’était légitimé que par l’assentiment populaire, mais que le suffrage populaire direct était un ferment d’anarchie ou de tyrannie, que les nationalismes étaient la plaie du temps, mais que la société internationale ne pouvait se passer des nations, celles-ci, pour se dépasser, ayant besoin d’abord d’exister. [...]

Vous aussi, vous êtes occupé de l’histoire, mais vous y avez vu, selon la superbe formule d’Ortega, « une guerre illustre contre la mort », et par conséquent le lieu privilégié où l’homme, sans trêve, livre combat contre les forces de la nuit, pour la vie et la liberté.

Post-Scriptum : Les atteintes aux droits de la personne dénoncées par Albert Camus ne viennent plus aujourd’hui des pensées totalitaires du XXème siècle mais de la pensée "illibérale" qui a désormais pignon sur rue en Russie comme aux Etats-Unis, et qui se fait partout de plus en plus entendre, y compris dans notre propre pays où elle menace l’unité de notre communauté civique par l’abandon progressif de tout discours rationnel (voir à ce propos l’ouvrage d’Olivier Mannoni, "Coulée brune" aux éditions Héloïse d’Ormesson, dernièrement publié).
Alors Camus, un antidote salvateur ?
Il est en tout cas à redécouvrir car la pensée politique d’Albert Camus s’est essentiellement exprimée dans ses conférences et articles de presse qui - à l’exception des discours de Suède - constituent souvent la partie de son oeuvre la plus négligée.
FS


Documents joints

PDF - 64.5 ko

Commentaires

Agenda

<<

2025

 

<<

Mai

 

Aujourd’hui

LuMaMeJeVeSaDi
2829301234
567891011
12131415161718
19202122232425
2627282930311
Aucun évènement à venir les 6 prochains mois

Brèves

16 janvier - Une guerre civile - Elisabethtown, USA.

C’est le documentaire du moment qu’on peut voir en replay sur Arte jusqu’au 22 janvier. Il a beau (...)

7 janvier - Le Mémorial de Caen quitte X (ex Twitter)

Kléber Arhoul, directeur-général du Mémorial de Caen, a décidé hier de fermer le compte X de son (...)

21 septembre 2024 - Coup de coeur : Le film de Julie Delpy "Les barbares", sorti en salle le 18 septembre 2024

A l’instigation de son institutrice (Julie Delpy elle-même) et de son amie épicière (Sandrine (...)

17 septembre 2024 - Actualité : Le livre de Francis Petitdemange "Leurs libérateurs, entre Lorraine et Normandie"

L’auteur, qui est membre de notre Régionale, dédicace son livre "A la génération de la fin des (...)

3 juillet 2024 - Coup de cœur : le film de Jonathan Millet "Les fantômes" sorti en salle le 3 juillet 2024

Un exilé syrien traque à Strasbourg un individu qu’il soupçonne être son ancien tortionnaire. Film (...)