Des trois principales mémoires de l’Occupation - la mémoire résistante, la mémoire pétainiste et la mémoire juive - qui ont rivalisé depuis 1945 pour imposer à l’ensemble de la société leur vision des "années noires", c’est la bataille entre la mémoire pétainiste et la mémoire juive que l’auteur de cet ouvrage considère comme primordiale.
Et cela, contrairement à l’idée fallacieuse, devenue largement dominante pendant plus de trente ans dans une certaine opinion, selon laquelle la mémoire pétainiste n’aurait plus mené qu’un combat d’arrière-garde dans l’après-guerre tandis qu’une mémoire résistante survalorisée par le pouvoir gaulliste, et d’accord avec le reste de la population, aurait cherché à faire oublier la complicité française dans le génocide pour innocenter le pays de tout crime commis pendant la période 1.
Le livre de Laurent Joly fait définitivement litière de cette interprétation malveillante - et longtemps adoptée comme parole d’évangile par les auteurs de manuels scolaires - en prouvant par a+b que s’il a bien existé une véritable volonté de faire oublier la participation française à la Shoah, celle-ci est avant tout venue de la mémoire pétainiste qui, loin de mener un combat d’arrière-garde, a occupé tout au long de l’après-guerre des positions académiques puissantes lui permettant - au moins jusqu’au milieu des années 70 - d’envisager raisonnablement la victoire, c’est-à-dire la réhabilitation pure et simple du régime de Vichy et de son chef.
Dans ce combat au départ tout à fait inégal entre une mémoire juive inaudible - car il est vrai que personne, dans l’après-guerre, ne voulait vraiment entendre parler du génocide - et une mémoire pétainiste claironnée très tôt sans complexe par ses thuriféraires, l’auteur montre que le monde résistant a été immédiatement l’allié des premiers historiens juifs "non-professionnels" de la Shoah - Léon Poliakov, Joseph Billig, Georges Wellers - qui ont bâti à l’ombre du Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) les bases scientifiques d’un premier "savoir des victimes".
Cette discrète alliance mémoire juive - mémoire résistante s’est notamment incarnée dans la grande figure de l’historien de la Résistance Henri Michel à qui l’ouvrage de Laurent Joly rend à plusieurs reprises un hommage très mérité 2.
Mais les pétainistes occupent cependant bien presque tout le terrain dans la France des "Trente glorieuses".
L’auteur relève ainsi que « Dans les années 1955-1960, l’ancien commissaire général aux Questions Juives Xavier Vallat est devenu un conférencier royaliste, et il fait la promotion de ses Mémoires [...]. Amnistié, sûr de son bon droit, Vallat engage des procès en diffamation dès qu’une publication ou une organisation le traitent de "fourrier des camps nazis", de "raciste" ou de "collaborationniste". »
De même, René Bousquet et Jean Leguay, les organisateurs de la rafle du Vel’ d’Hiv’ qui - faut-il le rappeler ? - entraîna la déportation et la mort à Auschwitz de 9000 juifs étrangers et de leurs 4000 enfants français, prennent-ils publiquement la plume en 1957, dans un ouvrage à la gloire de Laval, pour défendre la mémoire de leur chef « en réussissant la prouesse de ne pas dire un seul mot des rafles » de l’été 1942, le livre publié par une grande maison d’édition parisienne ayant même bénéficié des honneurs du journal Le Monde !
Ainsi encore, le magazine grand public Historia publie-t-il en 1969 un triple numéro hors-série où les thèses pétainistes du "moindre mal" et du "bouclier" sont très complaisamment exposées à longueur de pages.
Le tournant mémoriel et historiographique du début des années 70, qui commence à dévoiler enfin la vérité au grand public, n’y change pas grand-chose puisqu’un essayiste ayant pignon sur rue comme Alfred Fabre-Luce peut encore prétendre devant les millions de spectateurs d’Apostrophes - l’émission littéraire phare de la télévision de l’époque - que René Bousquet mériterait d’être honoré par Yad Vashem pour l’action qu’il avait entreprise en faveur des juifs français en sacrifiant les juifs étrangers !
Les voix juives ne pesaient alors pas grand-chose, et les voix résistantes - quoi qu’en pensent certains - guère plus.
Puis Klarsfeld arriva qui réussit enfin à faire entendre la mémoire des victimes, grâce d’abord à la publication d’ouvrages historiques rigoureux dans lesquels il reprit, prolongea et compléta le savoir des premiers historiens du CDJC ; grâce ensuite aux actions médiatiques spectaculaires dont il eut le secret pour alerter l’opinion et obtenir le jugement des coupables de complicité.
Mais si l’oeuvre de Serge Klarsfeld est aujourd’hui unanimement célébrée, l’ouvrage montre que son chemin fut alors loin d’être pavé de roses, en raison d’abord - et on l’a aujourd’hui bien oublié - de l’hostilité sourde à son égard des historiens « patentés » 3 dont René Rémond, tel Pie IX, était alors le pape infaillible, et qui eurent beaucoup de mal à intégrer dans leurs travaux le savoir devenu scientifique des victimes.
L’ouvrage ne le signale pas, mais en 1988, trois ans après le deuxième volume du Vichy-Auschwitz de Serge Klarsfeld et un an après le « Point de détail » de Jean-Marie Le Pen, René Rémond publiait chez Fayard le dernier tome d’une Histoire de France dans lequel il réalisait l’exploit de n’écrire aucun mot sur les rafles et les déportations opérées dans la France de Vichy 4 ! Soyons consensuels, chers lecteurs amoureux d’Histoire, la "France" nous le demande...
L’affaire du « fichier juif » de la préfecture de Paris, racontée précisément par Laurent Joly, est à ce propos encore exemplaire.
Ce fichier, découvert par Serge Klarsfeld en 1991, était-il un fichier de "première main" qui fut utilisé par la police pour identifier les juifs à déporter au moment de la rafle du Vel’ d’Hiv’ ou était-il un fichier de "seconde main" qui aurait été réalisé après-coup par les services de l’Etat pour identifier, dans une éventuelle perspective de réparation, les juifs ayant été déportés ?
Une commission restreinte réunissant les plus grands historiens de l’époque conclut qu’il était un fichier de "seconde main" - ce qui affaiblissait considérablement sa valeur historique et mémorielle - alors qu’il avait bien été utilisé en 1942 pour déporter les Juifs de France.
Une telle bourde fait que tous ces grands professionnels auraient été vraisemblablement recalés sur l’épreuve de documents à l’agrégation s’ils avaient dû repasser le concours au même moment. Et pourtant, ils la firent !
Outre cette sourde hostilité des historiens « patentés » au "savoir des victimes" qu’on peut en grande partie expliquer par leur corporatisme foncier et les très fortes relations d’autorité existant au sein de leur "Eglise" 5, la fin du combat pour la vérité est également marquée par une hostilité tout aussi voilée, mais sûrement plus profonde, de la part de François Mitterrand.
A son propos, écrit l’auteur, « Serge Klarsfeld rapporte l’anecdote suivante : "Un jour, je suis allé à l’Elysée avec une délégation du CRIF. Le président parlait de se rendre à Auschwitz. Je me suis permis de lui dire : “ Quand vous serez à Auschwitz, monsieur le président, rappelez qu’en août 1942, Vichy fut le seul régime qui ait arrêté des Juifs dans un territoire où il n’y avait aucun allemand pour les envoyer à Auschwitz 6. ” Il m’a répondu, mettant ses mains en avant comme pour se protéger : “ Mais moi, je n’étais pas à Vichy à ce moment-là, je me trouvais chez des amis juifs sur la Côte d’Azur. ” “ Je savais que ce n’était pas exact ”, conclut Klarsfeld. »
Que Mitterrand ait eu en 1942 des « amis juifs » - comme Nadine Morano peut avoir aujourd’hui des « amis noirs » - ne l’a pourtant pas empêché de fleurir pendant plusieurs années, sous sa présidence, la tombe du maréchal Pétain, y compris l’année de la commémoration du cinquantième anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’.
Qu’il ait eu des « amis juifs » ne l’a pas empêché non plus de chercher à protéger jusqu’au bout un autre de ses « amis » - René Bousquet - en mettant de multiples entraves à la tenue d’un procès qui n’a finalement jamais eut lieu.
Le caméléon Mitterrand aurait-il été à la fois un président progressiste et le dernier avatar souterrain de la mémoire pétainiste ?
Trente ans plus tard, le lecteur a le droit, sinon le devoir, de se poser la question 7, même si l’auteur ne va pas jusqu’à franchir ouvertement le pas.
L’ouvrage se termine avec la victoire totale du "savoir des victimes" sur la mémoire pétainiste à la suite du discours de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv’ en 1995 et de la condamnation de Maurice Papon en 1997.
Cette victoire par KO a-t-elle été définitive ?
On pouvait le croire à l’époque mais, comme l’indique son épilogue, on ne le peut hélas plus de nos jours, l’extrême-droite ayant retrouvé avec Eric Zemmour un publiciste efficace qui nie éhontément tout le travail historique accompli depuis 1945 pour ressortir, comme si elles étaient nées de ses propres "recherches" forcément studieuses, les vieilles antiennes pétainistes d’un maréchal "moindre mal" et "sauveur des juifs français".
Une certaine France reste bien indécrottable.
Faut-il vraiment s’en étonner ?
Un livre en tous points remarquable qui appelle un chat un chat et qui dit enfin au plus grand nombre ce qu’il doit savoir sur ce passé qui pendant si longtemps « n’a pas pu passer » 8
Franck Schwab
1 C’est la thèse du célèbre livre d’Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, Points-Histoire, 1990 (1ère édition, 1987).
2 Son oeuvre fut dévalorisée à partir des années 1990 par une nouvelle génération d’historiens qui, sur le modèle des cinéastes de la Nouvelle Vague, eurent tendance à jeter au panier tout ce qui avait existé avant eux afin de mieux se faire mutuellement valoir.
3 Le terme a été publiquement utilisé dans un colloque par l’un des plus éminents d’entre eux pour distinguer leurs travaux de celui des « historiants » terme et état auxquels Serge Klarsfeld comme ses prédécesseurs du CDJC étaient ravalés.
4 L’ouvrage s’intitule Notre siècle. De 1918 à 1988. Il y écrit notamment (p.314) à propos du premier statut des juifs du 2 octobre 1940 : « Sur le moment, il ne semble pas que l’on s’en soit beaucoup ému : cette indifférence scandalise aujourd’hui une opinion qui attache au sort des Juifs une grande attention au point de faire des dispositions qui les frappèrent la pierre de touche et le critère déterminant de la nature du régime. » Sous-entendu : en adoptant cette position, on se trompe de focale et on fait faire une distorsion regrettable la vérité historique ! A propos de Montoire, il écrit en outre (p.323) : « Pétain a accepté de rencontrer Hitler à Montoire ». Sous-entendu : S’il a accepté, c’est que quelqu’un le lui a demandé. Qui ? Mystère, l’essentiel étant que la forme passive ici employée absolvât peu ou prou Pétain.
5 Le sort fait à l’intervention de Jean-Pierre Husson sur René Bousquet au colloque de 1990 intitulé « Le régime de Vichy et les Français » est sur ce point fort révélatrice.
6 La zone libre.
7 D’autant que si François Mitterrand a bien fait de la résistance, il l’a faite en tant que résistant "giraudiste", donc de filiation pétainiste.
8 Référence au livre d’Eric Conan et Henry Rousso Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994.
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