« Ultimement, sa Russie [celle de Poutine] est ce dont elle accuse ses ennemis. L’Empire du Mensonge. » écrit Elena Volochine à la fin de son ouvrage.

Et cet Empire du Mensonge repose sur l’utilisation maximale de la propagande d’Etat dans un pays qui a hélas retrouvé toutes les caractéristiques d’un régime totalitaire.

En jouant habilement sur les peurs ancestrales des Russes, il s’agit de persuader la population que "l’Occident" global veut la mort de la Russie millénaire à travers les insupportables revendications de sa marionnette ukrainienne.

Par voie de conséquence, il s’agit de la persuader aussi que la Russie « qui n’a jamais agressé personne » mène en Ukraine une guerre purement défensive à l’instar de celle que menèrent jadis les défenseurs de Stalingrad contre le nazisme, les vrais héros d’hier étant appelés à justifier le combat mené par les sicaires d’aujourd’hui.

Et ça marche !

Car toutes les voix discordantes sont étouffées par le pouvoir poutinien, et il est désormais impossible d’entendre dans tout le pays un autre son de cloche que celui donné par le chef et par les propagandistes à sa solde sévissant sur la télévision d’Etat ou sur Internet.

Le livre, qui est celui d’une journaliste ayant exercé en Russie depuis l’invasion de la Crimée, alterne les reportages sur le terrain - où est pris le pouls de la population - et l’analyse fouillée des mécanismes de la propagande.

Outre la réalité du caractère multiforme de celle-ci et de son infusion lente dans la société, l’ouvrage nous révèle aussi la vraie nature du projet qu’elle promeut.

Car loin de n’être qu’un simple chef de bande mafieux, Vladimir Poutine est aussi, pour l’auteure, un idéologue qui défend un nationalisme ethnique - le peuple ukrainien n’existe pas - à relents fascisants - seule la force compte - et aux visées de grandeur impériale réactionnaire - faisons renaître la "grande Russie".

Dans ce schéma de pensée, qui est le vrai "nazi" et qui est le vrai "défenseur de la liberté " ?

Vladimir Poutine ou Volodymyr Zelinsky ?

L’auteure montre également que la "Nouvelle Russie" promue par la propagande se veut le contre-modèle d’un Occident woke, caricatural et caricaturé pour les besoins de la cause propagandiste.

Vladimir Poutine oppose en effet à notre monde libéral forcément décadent la défense des « valeurs traditionnelles » russes au nom desquelles, comme le souligne le livre, la Douma adopta en 2017 une loi de dépénalisation des violences domestiques « non nuisibles à la santé » (c’est dans le texte de la loi, sic).

Chers maris, chers conjoints, vous pouvez cogner votre femme tant que vous voulez à condition qu’elle n’en meure pas ou qu’elle ne devienne pas handicapée.

Et soyez certains que la police vous protégera, comme l’ouvrage le prouve à travers quelques exemples...

De quoi faire rêver tous nos "masculinistes" français en mal de vraie virilité.

On comprend que la Russie poutinienne ait de solides partisans chez nous ; la tradition, il n’y a que ça de vrai !

Vladimir Poutine oppose aussi à notre monde libéral forcément décadent la défense de la "vérité" telle qu’elle est présentée en avril 2024 par une de ses propagandistes vedettes dans un « forum sur la guerre informationnelle, à destination des jeunes blogueurs et journalistes » :

« Ce qui importe, ce ne sont pas les événements mais leur interprétation. Dans le monde moderne, cela s’appelle l’époque de la "post-vérité". La vérité existe peut-être,
mais peut-être n’existe-t-elle pas. Peu importe qu’un bombardement ait eu lieu... Enfin si, cela importe. Mais le sens sacramentel est ailleurs. [...] Leur interprétation à eux sera que notre bombardement sur la région de Kharkov est un acte d’agression. Mais pour nous, tout ce que nous faisons actuellement dans la région de Kharkov, c’est de créer une zone sanitaire. Et si vous et moi nous estimons que nous sommes des patriotes, alors il vaut mieux véhiculer le point de vue étatique, et travailler pour l’Etat. Peut-être que quelqu’un appellera cela de la propagande, mais ce sera la propagande du bon sens, et des intérêts de notre pays. L’information objective n’existe pas. Il n’y a que l’information pour laquelle, hélas, quelqu’un paie. Il n’y a que de l’information qui, hélas, sert les intérêts de quelqu’un. »

Esprit de Donald Trump, quelles âmes torturées habites-tu ?

Au terme de cette lecture, la Russie d’aujourd’hui nous fait penser à une campagne reculée du Moyen-Age européen où la propagande tient le rôle que jouait alors le discours univoque de l’Eglise contre des hérétiques satanisés.

La bombe nucléaire à portée de main en plus.

Et pourtant, en 2025, cette Russie-là est notre contemporaine !

Le livre d’une lanceuse d’alerte très bien informée qui nous appelle à prendre, enfin, le danger poutinien au sérieux.

Il en est encore temps !

Franck Schwab

Post Scriptum : Dans un texte de 1951 publié dans Actuelles II (« Servitudes de la haine »), Albert Camus est interrogé par un journaliste sur l’importance du mensonge dans le monde de son époque, le mot "mensonge" étant bien sûr l’exact synonyme du mot "propagande" comme l’a souligné avec force Elena Volochine.
A la liberté du peuple russe contre les "nazis" ukrainiens que le mensonge-propagande poutinien prétend défendre, comme à la liberté d’expression des peuples européens contre les méchants woke que le mensonge-propagande trumpiste prétend lui aussi défendre par le biais d’Elon Musk et de J.D. Vance, Camus répond :
« La liberté n’est pas celle de dire n’importe quoi et de multiplier les journaux à scandale, ni celle d’instaurer la dictature au nom d’une libération future. La liberté consiste d’abord à ne pas mentir. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s’annonce ou se perpétue. »
La philosophe Bérénice Levet a osé évoquer Camus hier soir 8 mars sur Cnews.
Soyons certains qu’elle ne manquera pas de reprendre cette citation dans l’un de ses prochains entretiens avec Mathieu Bock-Côté (éditorialiste-maison qui n’évoque jamais l’Etat de droit que comme "le prétendu" Etat de droit) tant l’amour de la liberté semble au coeur des valeurs défendues par les médias de cet autre Empire du Mensonge qu’est l’Empire Bolloré...