Un cours d’Histoire dans la Russie poutinienne

jeudi 27 février 2025
par  Franck SCHWAB
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Le texte reproduit ici correspond aux pages 198 à 203 du (formidable) livre d’Elena Volochine, "Propagande. L’arme de guerre de Vladimir Poutine" paru chez Autrement dans le dernier trimestre de l’année 2024.

L’auteure est une Franco-Russe qui, comme correspondante, a longtemps couvert l’actualité de la Russie poutinienne pour différents médias français avant de quitter le pays au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.

FS

« Le but de la leçon d’aujourd’hui est de vous mener à élaborer votre propre opinion citoyenne sur les événements d’il y a cent ans, afin que vous adoptiez votre propre posture », promet Guerman Fiodorivitch Khatkevitch, un jeune et dynamique enseignant, costume trois-pièces à cravate bleu métallique, à qui l’on ne donnerait pas la trentaine révolue.

Ce 31 octobre 2017, j’assiste, dans un lycée de Moscou, à un cours dédié au centenaire de la révolution. En face de nous, des élèves âgés de seize à dix-sept ans passeront à la fin de l’année l’équivalent du baccalauréat.

Malgré l’introduction encourageante, une propagande lente et pernicieuse va se diffuser dans la classe, qui m’évoque, après coup, le glissement à bas bruit de l’Etat russe vers le totalitarisme.

L’enseignant ouvre son cours par une citation d’Alexandre Pouchkine, pour préparer mentalement ses élèves :

« Je suis loin d’être émerveillé par ce que j’observe autour de moi. Mais je le jure sur mon honneur : pour rien au monde, je ne voudrais échanger ma Patrie, ni mon Histoire pour une autre que celle de nos ancêtres, telle que Dieu nous l’a offerte. »

Les jeunes sont prévenus : si leur illustre compatriote s’accommodait de l’Histoire, ils seraient malvenus de la critiquer. Les voies de la Patrie sont scellées par le divin, et on ne saurait trahir ses ancêtres par une appréciation négative de certains épisodes "dérangeants".

Est ensuite proposée une réflexion sur la révolution, sur le mode "thèse, antithèse, synthèse".

Guerman Fiodorovitch évoque d’abord les vingt millions de morts soviétiques répertoriés dans l’entre-deux-guerres, dont il désigne pour seules responsables « la révolution bolchevique et ses conséquences ».

Par cette formule volontairement vague et l’omission de tout contexte, la dissociation s’opère entre des crimes somme toute abstraits et l’Etat soviétique qui les orchestrait.

La collectivisation, les famines, le système concentrationnaire du GOULAG, les quotas d’arrestations, de condamnations et d’assassinats de masse, les exactions commises lors de l’invasion de la Pologne, les déportations des peuples et bien d’autres instruments de campagnes de terreur ordonnées par Staline sont occultés au profit d’un postulat : toute révolution sème la mort et le chaos.

Est apporté ensuite un contrepoint positif sur cette période par nul autre que Guennady Ziouganov [un propagandiste connu, évoqué ailleurs dans le livre] qui, dans une allocution vidéo diffusée à la classe, encense les décisions de l’Etat soviétique ayant « sauvé le monde du nazisme ».

Selon lui, la guerre civile aurait été déclenchée par des puissances étrangères, et les bolcheviques auraient « sauvé le grand pays » des ruines de l’Empire. Staline aurait mené la « grande industrialisation » qui a permis en dix ans, retiennent les élèves, de « redresser un pays à genoux, d’accueillir l’année 1941 dignement et d’obtenir la Grande Victoire ».

Résidu sec dans la conscience des élèves : la révolution - un mal en soi - a néanmoins permis l’avènement d’un Etat fort, qui a consolidé la société et industrialisé le pays afin de gagner la guerre. Les répressions étaient un dommage collatéral.
Le clergé cimente toujours la nation : « Dans l’Histoire russe, postule Guerman Fiodorovitch, l’Eglise a toujours tenté de consolider le peuple et d’éviter une guerre civile fratricide. Elle faisait tout pour réconcilier les parties en conflit. »

Invités au "débat d’idées" à la fin de la séance, les élèves ressassent en fait des dogmes, qu’ils se sont appropriés à titre d’opinion :

« Qu’a apporté la révolution ? "réfléchit" à voix haute Oleg. Un tas de victimes, un régime totalitaire, des persécutions et des répressions. Je pense que l’on aurait pu minimiser cela. Mais d’un autre côté, la révolution nous a apporté l’industrialisation, et la hausse de la productivité. Grâce à cela, nous avons gagné la Seconde Guerre mondiale.
- Je suis d’accord qu’on ne peut pas juger d’événements aussi globaux et importants sans équivoque, acquiesce Guerman Fiodorovitch.
- Près de six mille nouvelles usines ont été construites et une nouvelle politique économique a été menée récite Ouliana. Mais la révolution a aussi amené un grand nombre de victimes, ce qui démontre les aspects négatifs d’un régime totalitaire.
- Merveilleux ! » la félicité Guerman Fiodorovitch.

Le totalitarisme aurait donc, malgré ses "aspects négatifs", des aspects positifs.

Je demande aux élèves leur opinion sur Lénine et Staline.

« Je les respecte, car ils luttaient pour leurs idées, me dit Arina.
- Lénine et Staline étaient de grands hommes, estime Oleg. Staline était peut-être un tyran et un despote, mais il a tellement fait pour le peuple ! Lénine, lui, était un grand orateur et, sans doute, un stratège. »

A la fin du cours, je veux m’assurer d’avoir bien compris.

Guerman Fiodorovitch ne fait qu’appliquer les directives étatiques pour l’enseignement de l’Histoire. Je lui demande donc de me remettre à plat ce que la Russie attend de ses jeunes citoyens en termes de connaissance historique du XXème siècle et de la période stalinienne.

« Les répressions de masse, sur fond de tentatives de changement dans la politique économique et la gouvernance de l’Etat, expose-t-il, se faisaient par temps de guerre. Elles étaient des mesures extraordinaires et forcées ». Elles ne sont pas le fruit du hasard, ni de l’idée malveillante d’un groupe isolé d’individus.

Pour survivre dans la situation donnée dans les années 1920, il fallait des mesures assez dures. Et lorsque la guerre civile a commencé, de nombreux représentants de la société espéraient l’avènement d’un pouvoir assez fort, qui mettrait fin à l’adversité.

Et ce pouvoir est advenu, en la personne de Joseph Staline. Et notre pays n’était pas le seul à voir l’avènement d’un régime totalitaire. En Allemagne, en Italie, en Espagne, en Norvège, et dans plusieurs autres pays européens, s’est formé un modèle étatique autoritaire ou totalitaire.

Cela veut dire qu’en Russie, l’avènement de Staline n’était pas le fruit du hasard, mais d’une nécessité historique. C’était dans l’ordre des choses, si l’on peut dire, et dénotait la volonté de la société. La société voulait un pouvoir fort, qui résoudrait les problèmes existants.

Malgré le fait qu’il "résolvait les problèmes", l’Etat a donné des terres aux paysans, assuré au prolétariat des conditions de vie et de travail dignes. Néanmoins, dans les années 1920, le pays se trouvait dans une situation économique très difficile, une situation d’isolement.

Si les pays européens recevaient des crédits des Etats-Unis, la Russie soviétique ne le pouvait pas. Or, elle devait mener l’industrialisation. Et Staline a dit que le chemin que les pays européens et les Etats-Unis ont parcouru en cent ans, la Russie devait le parcourir en dix. Sinon, elle serait détruite par les régimes hostile. »

Cet enchaînement de mythes et d’aberrations, cimenté par le relativisme et le déterminisme, me donne un haut-le-coeur sur la "résolution des problèmes" et la "terre offerte aux paysans". La machine tchékiste de broyage des populations, familles et catégories entières d’individus aurait donc été un mal nécessaire et inévitable, voulu par le peuple de surcroît.

Dans la science historique russe, cela porte même un nom :

« Pour créer une industrie puissante en un laps de temps record, poursuit Guerman Fiodorovitch, il fallait un modèle politique mobilisationnel. Tout le monde n’était pas d’accord, et le pouvoir se débarrassait de ceux qui l’empêchaient d’atteindre ses objectifs économiques. Les répressions de masse des années 1920 et 1930 viennent de là. Mais l’Union soviétique était prête à affronter la Seconde Guerre mondiale. »

J’ose à mon tour, non sans précaution de langage :

« Si vous me permettez une analogie, en tant que personne occidentale ayant longtemps vécu en France... Hitler aussi avait "redressé son pays à genoux" et mené l’industrialisation. Mais aujourd’hui, ce n’est pas ce dont on se souvient, car c’était un dictateur sanguinaire. On a l’impression que, concernant Staline, vu d’ici, il n’est pas question de cela.
- Chez nous, il n’y avait de haine envers l’être humain, me répond sans ciller Guerman Fiodorovitch. Nous ne tendions pas à élever notre nation, notre peuple soviétique en persécutant d’autres peuples. La valeur de l’être humain était reconnue indépendamment de sa religion et de sa nationalité. »

Faux, archi-faux. Par ses "opérations nationales", le NKVD massacrait et envoyait des minorités ethniques au GOULAG. Staline a déporté dix-sept peuples de leurs territoires, intégralement.

Abasourdie par tant d’énormités, j’y vais frontalement :
« Mais Staline, lui, exterminait son propre peuple ! »

Guerman Fiodorovitch a un rire gêné.

« Pas totalement, n’est-ce pas ? On ne peut pas dire que Staline a totalement exterminé son peuple. On peut dire que Staline garantissait le modèle politique mobilisationnel. Il est vrai que nombreux furent ceux qui eurent à souffrir de ce modèle. »

Fidèle à la "ligne du Parti", Guerman Fiodorovitch finit pourtant pas lâcher :

« Vous savez, selon moi, aucun objectif étatique ne saurait justifier le sacrifice d’une vie humaine. Oui, les buts de l’Etat étaient atteints. Mais cela ne justifie pas les répressions. »

Il hésite...

« J’ai ma position personnelle à ce sujet, mais j’essaie de ne pas l’exprimer en classe. »


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Commentaires

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dimanche 9 mars 2025 à 13h28 - par  Schweitzer

Merci ! ... et nos élèves qui pour la plupart mettent spontanément Poutine du côté du communisme.... (du moins avant qu’on rectifie...)

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