Le 29 décembre 1945, Georges Ulmann, juif français revenu depuis peu à Dijon, écrivit la lettre suivante au commissaire de la République :
« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance, ayant été dépouillé de la totalité de mon appartement, 6 Bld de Brosses n°1, que les Allemands ont occupé pendant quelques années, j’ai appris par différents témoignages [...] qu’une partie de mon mobilier avait été emmené dans l’immeuble situé en face du mien au 4 Bld de Brosses, qui était également occupé par les Allemands, et où se trouvait depuis la Libération, et jusqu’à ces derniers temps, le service de Santé militaire.
Lors d’une première visite, j’y avais reconnu un certain nombre de meubles. [...]
J’ai été en exil pendant cinq années, j’ai perdu ma fille et mon gendre qui ont été déportés et assassinés.
A mon retour, j’ai trouvé mon appartement complétement vidé, aussi je suis navré et vexé de voir que pour les quelques meubles que j’aurais pu récupérer et qui se trouvaient juste en face de chez moi le service de Santé a refusé de me les rendre.
On me demande des preuves et des factures, il est cependant facile à comprendre que tous mes papiers se trouvant dans mon bureau et dans d’autres meubles ayant disparu avec ces meubles, je ne puis plus montrer ces factures et après 40 ans de mariage, il est bien rare qu’on ait conservé toutes les factures. »
Ainsi va le retour à la "normalité" pour les juifs de Dijon comme de l’ensemble de la Côte-d’Or, tel que nous le raconte cet ouvrage qui a pour originalité de débuter son récit en 1933, avec l’aide fournie par certains membres de la communauté juive aux réfugiés allemands fuyant le nazisme, et de le terminer en 1952 avec la pause d’une stèle à la mémoire des victimes du génocide qui sera dans la ville « la seule trace directement liée à la Shoah jusqu’au début des années 1990 » précise l’auteur.
Malgré le sous-titre volontariste donné à l’étude, peu d’espoir et beaucoup de désastres entre ces deux moments !
« Je me permets de vous écrire pour vous signaler ma situation très pénible. Mon mari et mon fils ont été arrêtés en août 1943 et déportés.
Je n’ai aucune nouvelle de mess chers disparus.
C’est affreux et ma vie n’est qu’un calvaire.
Si seulement je pouvais retrouver leurs traces.
Moi-même je devais être arrêtée, mais j’ai eu le temps de prendre le large et j’ai vécue cachée.
C’étaient mes seuls soutiens pour mes vieux jours » écrit ainsi, trois jours avant la Noël 1944, Jeanne Uhry au ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés...
Grâce à un formidable travail de recherche dans les archives locales, tout le processus d’anéantissement des juifs de Côte-d’Or nous est ici révélé depuis le premier recensement demandé par l’occupant jusqu’aux rafles et aux déportations successives en passant par l’application des deux statuts concernant les juifs, la spoliation de leurs biens ou l’arrestation d’otages.
Treize juifs (français pour onze d’entre eux) ont ainsi été arrêtés en représailles au lendemain des premiers attentats de la Résistance.
Parmi eux, un jeune étudiant de 17 ans, Maurice Bigio, élève en classe préparatoire de mathématiques spéciales au lycée Carnot.
Ni lui ni aucun autre otage du groupe n’est rentré de déportation, la mère de Maurice cherchant encore en 1947 à recueillir des informations sur ce qu’il était devenu...
Qui donc a donné son nom aux Allemands et qui donc a dressé la liste de ces otages ? C’est un mystère que les archives ne résolvent pas et le point d’interrogation reste toujours posé.
Mais l’auteur montre qu’un "antisémitisme d’atmosphère" était très présent en Côte-d’Or tout au long de la période.
Il montre aussi que dans cette mécanique de destruction implacable dont les juifs ont été victimes, la préfecture régionale comme la chambre de commerce ou les services de police et de gendarmerie ont joué, sous la houlette de la Kommandantur, un rôle particulièrement efficace.
Car rien n’aurait vraiment pu se faire sans eux.
On comprend donc leur "gêne" à la Libération lorsque les quelques revenants réclament la restitution de leurs biens ou lorsque, comme le raconte l’auteur, un statut de "Déporté politique" est créé, destiné à toutes les personnes qui ont été envoyés dans les camps nazis pour des raisons autres que de résistance, ...et seule reconnaissance de leur tragédie à laquelle les juifs pouvaient alors prétendre.
La loi prévoyait logiquement qu’une enquête fût faite sur les demandeurs afin de vérifier que leur déportation n’avait pas été due à un motif de droit commun (comme le marché noir) qui était exclusif de ce statut.
« Souvent ce sont les voisins et les connaissances qui sont interrogés par les services de police chargés de prouver que les déportés l’ont été en raison de leur origine » nous dit l’auteur, ce dernier soulignant avec un humour noir sûrement involontaire qu’ « il peut sembler surprenant que des enquêtes soient effectuées alors que ces mêmes services possèdent les listes d’arrestation et que c’est la police française qui a procédé à la quasi-totalité des arrestations de juifs de 1942 à 1944. »
Comment ne pas comprendre le long silence officiel qui a suivi la Shoah par cette "gêne" persistante d’une administration française mouillée jusqu’au cou dans le génocide ?
A quoi s’est ajouté très vite politiquement un contexte de guerre froide - qu’on n’évoque jamais dans l’historiographie française, l’histoire du rapport de la France à la Shoah de 1945 à aujourd’hui, de manière surprenante, se déroulant pour la quasi-totalité des historiens hors de tout contexte international - qui conduisit à mettre sous le boisseau le passé antisémite de beaucoup de pétainistes afin de renforcer le camp du "Monde libre" face à la menace communiste.
Ces communistes, soit dit en passant qui - tout crapstals (crapules staliniennes) qu’ils étaient considérés par certains - furent les seuls à dénoncer clairement "l’antisémitisme d’atmosphère" étouffant du Dijon des années Trente.
Mais c’est une autre histoire qui n’appartient déjà plus au propos de ce livre...
Franck Schwab
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