Albert Camus, Résistant d’aujourd’hui

Une lecture de "Actuelles IV" d’Albert Camus, édition établie, présentée et annotée par Catherine Camus et Vincent Duclert, Gallimard, 2024, 496 pages, 25 euros.
mercredi 15 janvier 2025
par  Franck SCHWAB
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« L’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la la seule condition qu’il accepte, autant qu’il le peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. » affirma Camus dans son discours de réception du prix Nobel qui est ici reproduit avec bien d’autres textes - et parmi eux un certain nombre d’inédits - dans un quatrième volume de ses Actuelles dont il avait envisagé la publication avant de disparaître subitement le 4 janvier 1960.

Grâce soit rendue à Catherine Camus et Vincent Duclert qui ont enfin réussi à conduire le projet camusien à son terme !

L’écrivain est au service de la liberté nous dit Camus dans son discours de Suède.

Le philosophe était en effet surtout un vrai libéral, au sens américain d’un terme que, pour éviter toute confusion dans le contexte français, on devrait plutôt traduire par "socio-démocrate".

Il revendique par ailleurs ouvertement la dénomination de libéral dans sa réponse à un intellectuel du parti communiste, Georges Cogniot, qui l’a traité de « fasciste » (sic !) au cours de la polémique qui a suivi la parution de L’Homme révolté :

« M. Cogniot sait donc, les faits le prouvent, que, loin d’être fasciste, j’appartiens au contraire à ce curieux parti dont on peut insulter et persécuter les membres bien persuadés qu’ils se sentiront toujours empêchés d’insulter et de persécuter.
Bref, et il faut mettre ici le mépris convenable, un libéral.
Cependant M. Cogniot écrit que je suis fasciste. C’est qu’il ne s’agit pas de ce que je suis, mais de ce que, selon la doctrine et la tactique, il faut que je sois.
Selon la doctrine, il faut qu’un libéral aujourd’hui soit fasciste. Au coeur des foules, et surtout, quoi qu’on en ait dit assez ignoblement, au coeur des foules du travail, la liberté reste une passion. Ce qui oblige ou bien à respecter les vrais libéraux ou bien à faire admettre qu’en réalité un libéral est l’ennemi de toutes les libertés [n’est-ce pas Elon Musk ?].
Le mieux, selon la tactique, n’est pas de le démontrer, ce qui serait difficile, mais de le dire et de le répéter autant de fois qu’il le faudra. La tactique se donne en somme pour but de remplir les mots mécaniquement d’un contenu opposé à celui qu’ils détenaient jusque-là.
Le libéralisme, c’est le fascisme, le parti unique c’est la liberté, la vérité c’est le mensonge, les généraux sont pacifistes [et Thierry Breton, qui veut maintenir aujourd’hui la réglementation sur les réseaux sociaux, c’est le "tyran de l’Europe" »].

Albert Camus dénonce ainsi - avec quel talent ! - les fake news de son époque, alors principalement propagées par les thuriféraires de l’URSS.

Cette dénonciation nous ramène à la deuxième charge que l’auteur avait assigné à l’écrivain dans son fameux discours de Suède : le service de la vérité.

« On a le droit de penser que la vérité est relative, écrit-il. Mais les faits sont les faits. Et qui dit que le ciel est bleu quand il est gris prostitue les mots et prépare à la tyrannie. »

Outre la mise à nu douloureuse - car tout le monde aime rêver - du mensonge soviétique (« ce n’est pas la première fois dans l’histoire que le mensonge couvre le monde de ses cohortes et que la vérité n’a que le simple rempart de quelques poitrines, écrit-il à l’un de ses correspondants. C’est votre tâche, votre mission, votre destin, votre justification pour finir, que de vivre et peut-être mourir de ce déchirement. ») Camus dénonce aussi le racisme patent - déjà - de la société française à l’égard des Nord-africains comme l’impérialisme américain qui brandit certes la liberté en étendard mais qui convole alors sans vergogne avec la dictature franquiste et qui se soucie bien peu de justice sociale.

Camus assigne ainsi une troisième charge à l’écrivain qui n’est pas directement formulée dans son discours de Suède mais qui court tout au long des textes de cet ouvrage : le service de la justice.

Le philosophe écrit notamment : « Mais ceci est encore la vérité que nous disposons d’une autre force qui est la volonté de l’homme lorsqu’elle s’applique au bonheur et à la justice. Là aussi, il suffit d’abord de savoir ce que nous voulons.
Et ce que nous voulons, justement, c’est ne plus jamais donner raison à la force, ne plus jamais nous incliner devant la puissance des armes ou de l’argent [n’est-ce pas Donald ?] ».
Bien entendu, c’est le genre d’affirmation qui fait rire les réalistes.
Parce que les réalistes savent, eux, que c’est une tâche qui n’a pas de fin, et que par conséquent, ils ne voient pas de bonne raison de la continuer. Ils ne veulent entreprendre que les tâches qui réussissent.
Et c’est ainsi qu’ils n’en entreprennent aucune qui soit vraiment importante ou vraiment humaine, c’est ainsi que même sans le vouloir, ils consacrent le monde du meurtre, c’est ainsi qu’ils ne s’aperçoivent pas que même si cette tâche n’a pas de fin, nous sommes là pour la continuer. »

On se doute qu’au vu de la rigueur morale qui était la sienne, il fut difficile pour Camus de se faire beaucoup d’amis au sein des milieux intellectuels parisiens.

Mais on se doute aussi qu’il n’en avait cure !

Liberté, Vérité, Justice : on est ici aux antipodes du monde "trumpien" qu’on nous prépare et qui risque bientôt de nous submerger.

Mais face au désespoir qui menace, l’écrivain a encore la réponse.

Il nous la donne dans une superbe lettre à l’un de ses correspondants où il écrit :
« L’exigence [de Résistance] que j’ai lue dans votre lettre, il se trouve toujours un moment où elle se sent solitaire et lassée. Là est le vrai danger, le seul.
Car tous les reniements sont alors possibles et c’est se renier que de refuser la pensée solitaire, la contradiction et la lutte pour la lumière.
Ainsi nos jeunes esclaves, lassés par leur propre pensée courent se placer derrière les ignobles tyrans du XXème siècle.
Mais que cette exigence recouvre sa tranquille fierté, et elle sait alors que ni la justice, ni la vérité ne sont jamais solitaires et qu’on peut affronter la bassesse de l’homme, et la sienne propre parfois, sans cesser de respecter et de favoriser la quête de la vérité qui est en lui. »

Tout est dit dans ce passage, comme dans l’ensemble de ce livre qui s’avère être un véritable vade-mecum pour « Les Hommes de bonne volonté » du temps présent.

Franck Schwab


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