[...] Et j’ai dit alors ce que je répète, parce qu’il faut se répéter, qu’il y a crise parce qu’il y a terreur. Et il y a terreur parce que les gens croient que rien n’a de sens, ou bien que seule la réussite historique en a, parce que les valeurs humaines ont été remplacées par les valeurs du mépris et de l’efficacité, la volonté de liberté par la volonté de domination.
On n’a plus raison parce qu’on a la justice avec soi, on a raison parce qu’on réussit. Et plus on réussit, plus on a raison. A la limite, c’est la justification du meurtre.
Et c’est pourquoi les hommes ont raison d’avoir peur, parce que dans un pareil monde, c’est toujours par hasard ou par une arbitraire bienveillance que leur vie ou celle de leurs enfants sont épargnées.
Et c’est pourquoi les hommes ont raison aussi d’avoir honte parce que ceux qui vivent dans un pareil monde sans le condamner de toutes leurs forces (c’est-à-dire presque tous) sont à leur manière, aussi meurtriers que les autres. Ceci aussi est la vérité.
Mais ceci est encore la vérité que nous disposons d’une autre force qui est la volonté de l’homme quand elle s’applique au bonheur et à la justice.
Là aussi, il suffit d’abord de savoir ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, justement, c’est de ne plus jamais donner raison à la force, ne plus jamais nous incliner devant la puissance des armes ou de l’argent.
Bien entendu, c’est le genre d’affirmation qui fait rire les réalistes. Parce que les réalistes savent, eux, que c’est une tâche qui n’a pas de fin, et que par conséquent, ils ne voient pas de bonnes raisons de la continuer. Ils ne veulent entreprendre que les tâches qui réussissent.
Et c’est ainsi qu’ils n’en entreprennent aucune qui soit vraiment importante ou vraiment humaine, c’est ainsi que même sans le vouloir, ils consacrent le monde du meurtre, c’est ainsi qu’ils ne s’aperçoivent pas que même si cette tâche n’a pas de fin, nous sommes là pour la continuer.
Je ne souscris pas assez à la raison pour croire au progrès absolu, ni à aucune philosophie de l’histoire, mais je crois du moins que les hommes n’ont jamais cessé dans la conscience qu’ils prenaient de leur destin.
Nous n’avons pas surmonté notre condition, mais nous la connaissons mieux. Nous savons ainsi que nous sommes dans la contradiction, mais que nous devons refuser la contradiction, et faire ce qu’il faut pour la réduire.
Notre tâche d’hommes est de trouver ainsi les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres.
Nous avons à concilier ce qui se déchire, rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle.
Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir. De ce point de vue, il n’y a rien qui ne soit surhumain dans la condition de l’homme.
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