Gare aux apparences !
Il y a des titres qui peuvent parfois induire en erreur, comme celui de cet ouvrage qui, en raison de son caractère polysémique, peut de prime abord laisser croire à une énième injonction au "devoir de mémoire" ou à un énième discours sur la Résistance donné en surplomb du lecteur par un "spécialiste" autoproclamé du sujet.
Le sous-titre Fragments d’enfance ne clarifie pas le flou initial puisqu’il annonce un récit de style plutôt "impressionniste" alors que l’auteure, née en 1945, nous livre au contraire sur son enfance une narration très construite dans une prose, qui plus est, tout à fait éblouissante.
Où l’on constatera souvent au fil de la lecture que Proust, cité en exergue, n’est jamais très loin...
En dépit de son titre et de son sous-titre incertains, on aurait cependant bien tort de passer à côté de ce livre dont la photo de couverture qui montre une famille de trois personnes posant avec un chien devant leur camion correspond par contre parfaitement, lui, à son contenu.
Le père et la mère, ici photographiés avec leur fille quelque part sur la route entre la Dordogne et le Dauphiné, sont en effet le vrai sujet d’un ouvrage qui mêle intimement histoire personnelle, histoire familiale et histoire collective d’une après-guerre où « les lendemains qui chantent » n’ont guère existé pour la plupart des anciens résistants, a fortiori s’ils étaient, comme le père de l’auteure, de condition ouvrière, d’origine italienne, de convictions communistes et étrangers à la région où ils avaient combattu, en l’occurrence la Dordogne.
Autant de raisons pour les "braves gens" du coin qui ne s’étaient pas comportés comme eux de les oublier très vite !
Si le texte dresse le portrait de toute une époque à travers les différents aspects de sa vie matérielle - ici remarquablement décrits - et si « la luminosité d’une affirmation vitale énergisante » traverse tout le livre, la mort y est aussi une sorte de fil rouge permanent, à commencer par celle - ravageuse pour le devenir ultérieur de la famille - de l’oncle Pierrot « torturé et assassiné par les nazis de la division Das Reich en août 1944, lors d’une mission pour la libération de Périgueux ».
A ce drame initial, s’ajoute le caractère irascible et violent d’un père - pourtant pourvu par ailleurs de nombreux talents - qui connait déception sur déception dans sa vie professionnelle comme dans ses relations avec sa belle-famille, et qui va rendre progressivement infernale la vie de sa femme et de ses enfants.
La nécessité obligera progressivement l’auteure à s’en détacher pour se sauver et sauver les siens mais elle ne l’accablera jamais.
Le livre se termine par une superbe déclaration d’amour à la mère à propos de laquelle la narratrice avait déjà écrit :
« Sur les ruines du bonheur familial espéré, refoulant ses larmes, Maman construisait patiemment ses magnifiques bouquets avec les fleurs que ses enfants avaient dénichées pour elle dans les recoins les plus secrets de la campagne, qu’ils écumaient en maraudeurs experts. Personne n’avait de tels bouquets chez soi, d’ailleurs aucun de nos voisins n’aurait eu d’intérêt pour ces fleurs des champs que les vaches auraient pu brouter [...]
Comme on remonte à la surface après avoir touché le fond, à partir du moment où nous revenions à la maison les bras chargés de fleurs, jusqu’à l’apothéose finale où le bouquet achevé révélait sa splendeur, elle reprenait vie, espoir et courage.
Après tout, rien n’était grave, elle aimait son mari, elle aimait ses enfants, il nous aimait tous les trois, elle pourrait payer ses dettes, tout était encore possible. Jusqu’à la prochaine chute et la prochaine désillusion. »
Tout a été retrouvé !
Un livre à la sensibilité magnifique qui est aussi un très beau témoignage sur l’après-guerre et la génération du premier baby-boom.
Franck Schwab
Commentaires