Le Repli : un documentaire « vigie » sur la déliquescence de l’État de droit en France, vraiment ?

PARIS, Joseph (réalisateur). 2024, Le Repli. "film-documentaire", 93 minutes
dimanche 3 novembre 2024
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Ce texte a été écrit après le ciné-débat du jeudi 31 octobre organisé au cinéma messin le KLUB par le MRAP et ATTAC Moselle.

Le documentaire : une narration et une réalisation aux relents conspirationnistes

Le relais médiatique complaisant à propos du documentaire du cinéaste Joseph Paris inquiète et interroge. Le réalisateur suit en effet le parcours militant de Yasser Louati depuis les attentats de novembre 2015, avec, comme fil rouge, la montée d’un racisme d’État anti-musulman dont l’origine se situerait dans les années 1980, au-delà des clivages politiques droite/gauche. Ce racisme et cette islamophobie d’État seraient les précurseurs de la dérive sécuritaire et autoritaire d’une République sortie des gonds de l’État de droit.

De quoi parle-t-on exactement dans ce documentaire qui mêle images d’archives, commentaires acerbes, musique angoissante et monologues de Yasser Louati ? De beaucoup de choses très différentes, justement. En 90 minutes, le documentaire aborde la montée du racisme dans les années 1980 avec l’irruption du Front National et de la question migratoire dans le débat public, l’affaire de Creil en 1989, la genèse des différentes lois concernant la laïcité en France, le discours de François Hollande devant le congrès réuni à Versailles trois jours après les attentats, les perquisitions abusives de la police après les attentats du Bataclan, l’oubli mémoriel dans lequel seraient tombés les Français de confession musulmane tués à Nice le 14 juillet 2015, le racisme dans la police, l’affaire Adama et les violences policières en général, la modification de l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure concernant les conditions d’usage des armes par les forces de l’ordre, les multiples prolongations de l’État d’urgence après les attentats, le mouvement des Gilets Jaunes et sa répression. Ouf.

Chacun de ces sujets mériterait un traitement approfondi, et il est sain que des sujets comme les libertés publiques ou le traitement de minorités confessionnelles soient l’occasion d’expressions politiques multiples. Ce qui interroge fortement ici, c’est la réponse, elle, élémentaire, qui donne son unité à ce documentaire : l’islamophobie d’État, dont les différentes lois concernant la laïcité ne sont que le cache-sexe, est le ressort caché derrière un appareil sécuritaire toujours plus répressif.

La caméra permet à Yasser Louati de mêler sa construction intellectuelle à ses souvenirs personnels : tout part du 13 novembre 2015 où le traumatisme des attentats lui révèle ce qu’il ressent comme une coupure entre les Français de confession musulmane et les autres. Il décide alors de quitter son emploi, de s’engager pour combler un fossé qu’il estime grandissant, de réduire les malentendus grossis par l’hystérie médiatique. L’élan est noble ; mais, pour atteindre cet objectif, les moyens employés par M. Louati sont d’une logique qui déconcertent la prévenance. Pas un mot des manifestations monstres, d’une émouvante dignité, après les attaques contre Charlie Hebdo ; pas un mot sur Samuel Paty ou Dominique Bernard, qui, à eux seuls, justifient l’attention portée à la laïcité et la liberté de conscience à l’école ; pas un mot sur tous ceux qui s’engagent au quotidien, dans le service public ou la société civile, pour faire vivre les idéaux de fraternité. Non. Pour réduire ce qu’il estime un fossé grandissant, M. Laouti opte plutôt pour le grossissement et l’amalgame de faits très éloignés entre eux, mais devenus intelligibles si l’on utilise cette clé de lecture qu’est l’islamophobie d’État.

Deux exemples de narration qui suscitent quelques interrogations concernant le but affiché par M. Louati au début du documentaire et les moyens employés pour y parvenir. Le premier concerne le rapport Baroin de 2003 sur la laïcité à l’école. M. Louati semble l’avoir lu dans le détail et isole une phrase qui résumerait le ressort caché de ce rapport : M. Baroin avoue enfin que la laïcité entre en contradiction avec les droits de l’homme ; la République sait qu’elle persécute une partie de ses concitoyens et l’avoue à demi-mot !

Pourtant, en cherchant longuement dans le rapport, aucune possibilité de remettre la main sur la phrase : rien dans le rapport final, rien dans les six parties de l’audition. Après quelques recherches, je découvre enfin d’où vient cette citation : une interview de François Baroin au Nouvel Observateur. Un extrait sorti de son contexte, présenté comme venant résumer un rapport qui a justement eu à cœur de concilier jurisprudence française et européenne et respect des droits de l’homme, n’est-ce pas une étrange manière de présenter la laïcité ? De vouloir apaiser le débat ? Le second exemple concerne la manière dont est présentée la position du Conseil d’État lors de l’affaire des trois jeunes filles voilées à Creil. Jamais il n’est indiqué dans le documentaire que cette position du Conseil d’État était assortie de la condition que le port de vêtements ou signes religieux ne constituent pas un acte de prosélytisme, de pression ou de perturbation de l’ordre public. Non, le réalisateur nous suggère bien plus subtilement, à l’aide de musique stridente, que les légistes ont été trahis par des hommes politiques avides de jeter en pâture une partie de leurs concitoyens. Aucune allusion non plus au rapport Obin de 2004 qui documente précisément la nécessité de réaffirmer la laïcité dans les établissements scolaires, après la multiplication d’incidents. Plutôt que de penser que la laïcité répond à un besoin réel, et toujours dans le but de raviver la fraternité, il a paru à M. Louati pertinent de nous faire part du résultat de ses presque 10 ans de travaux : la laïcité est un outil de ségrégation, pensé comme tel depuis le début.

J’ai dit plus haut que M. Louati n’avait pas eu un mot pour les personnes qui tâchaient de faire vivre la République au quotidien, mais ce n’est pas tout-à-fait juste. La séance de question-réponses après le film a permis à ce dernier d’expliciter davantage encore sa pensée, en parlant justement des professeurs. La salle étant acquise à sa cause jusque-là, il a pu ainsi expliquer que les professeurs, en se faisant les garants de cette laïcité à l’école, étaient aussi les agents de cette politique d’État discriminante dans sa manière de « mesurer les jupes des filles ». Puisque, bien sûr, la laïcité se résume à cela.

Il est déroutant, deux semaines après l’hommage à Samuel Paty, de découvrir un documentaire déjà primé et financé par le CNC amalgamer autant de sujets de société sensibles pour en tirer une narration à la limite du complotisme, où les quelques arguments factuels sont orientés dans un sens délibérément trompeur et malhonnête.

Mickaël


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