Le nationalisme chrétien aux Etats-Unis

Bonnes pages du livre de Claire Meynial "La guerre des Amériques", Plon, 2024, 347 pages, 22 euros.
jeudi 31 octobre 2024
par  Franck SCHWAB
popularité : 36%

Claire Meynial est grand reporter au service monde du "Point".
Elle vit depuis trois ans aux Etats-Unis.
Son livre est une enquête sur les déchirements actuels de la société américaine.
Les pages citées (193-195, puis 207-208) appartiennent au chapitre "Le candidat de Dieu" qui évoquent un nationalisme chrétien assez difficile à comprendre pour nous Français qui vivons dans une société profondément sécularisée et qui n’avons pour référence dans ce domaine que le lointain combat des fondateurs de la IIIème République.
Elles permettent de saisir en grande partie ce qui se jouera dans l’élection du 5 novembre et pourquoi Donald Trump, en dépit de ses outrances, est en quelque sorte "insubmersible".
En "bonus", nous ajoutons le témoignage d’un policier, recueilli par l’auteure (pages 242-245), sur l’insurrection du 6 janvier 2021.
FS

Et soudain, je comprends que je n’ai rien compris depuis trois ans. Les drapeaux religieux, les prières des Maga, je les ai pris pour les débordements évangéliques habituels, typiquement américains, dans un pays où le président prête serment sur la Bible.

Mais il ne s’agit pas seulement d’exiger que les chrétiens aient leur place en politique - ils l’ont toujours eue.

C’est une conception des Etats-Unis comme une république chrétienne, de même qu’il y a une république islamique.

Le nationalisme chrétien repose sur la doctrine de la « Mission des sept montagnes », selon laquelle Dieu a ordonné aux chrétiens de conquérir la société en dominant sept domaines : la famille, la religion, l’école, les affaires, les médias, le divertissement et le gouvernement.

Elle est prônée, entre autres par Paula White, conseillère spirituelle de Trump, Lance Wallnau qui a prophétisé que Trump avait été choisi par Dieu, ou encore Tom Parker, juge en chef de l’Alabama, qui s’est prononcé contre la fécondation in vitro. Les Etats-Unis doivent aussi guider le monde dans cette voie.

L’offensive politique était évidente, dans les manifestations que j’ai couvertes, toutes les fois où l’on m’a dit que Trump était l’envoyé de Dieu.

Les tradwives sur Tik Tok, influenceuses qui s’habillent en femmes au foyer des années 1950 et font des gâteaux, ou l’offensive sur l’avortement : c’est la montagne de la famille.

Les chaînes de télévision chrétiennes et les séries qui soulèvent les jeunes foules comme The Chosen sur la vie du Christ : ce sont les médias et le divertissement.

Patriot mobile, l’opérateur téléphonique chrétien, omniprésent à la CPAC [un lobby conservateur portant sur l’école] : ce sont les affaires.

En juin 2024, la Louisiane a fait passer une loi qui impose que les dix commandements soient affichés dans les classes des écoles publiques.

Dans l’Oklahoma, la Bible et les dix commandements vont être intégrés au programme de toutes les écoles.

Le nationalisme chrétien a ses symboles, comme le drapeau An appeal to Heaven (« un appel au ciel »).

Ce sapin vert sur fond blanc, symbole de la Nouvelle Angleterre, était une bannière de la guerre d’indépendance.

Il a été détourné par Dutch Sheets, prophète, auteur d’une vingtaine de best-sellers évangéliques, qui a notamment répandu l’idée qu’Obama était musulman.

Sheets a fait du drapeau Appeal to Heaven le symbole de la révolution nationaliste chrétienne et écrit un livre portant ce nom en 2015.

Cette année-là, le nationalisme chrétien a adopté Trump et en a fait son Messie - son véhicule.

Le drapeau Appeal to Heaven flottait sur la foule le 6 janvier. En regardant mes photos, trois ans plus tard, je le vois. Il était sous mes yeux.

Il flotte aussi dans le Capitole, devant le bureau de Mike Johnson, le nouveau président de la chambre des représentants.

En janvier 2023, Johnson a prié à genoux, dans l’hémicycle, avec d’autres républicains, pour trouver une solution à la crise qui s’est soldée par l’élection de Kevin McCarthy à la présidence de la chambre.

En octobre 2023, après avoir été élu pour le remplacer, au terme d’une série de votes rocambolesques, Johnson a dirigé une prière, avec les représentants républicains.

Interrogé sur ses idées, il a répondu que tout était « dans la Bible ».

A l’été 2023, le drapeau Appeal to Heaven flottait aussi sur la maison de vacances de Samuel Alito, juge de la Cour suprême, dans le New Jersey.

Le nationalisme chrétien n’est pas un à-côté du trumpisme.

C’est son programme.

[...]

Les nationalistes chrétiens ne cessent de prévoir l’Apocalypse, dans une rhétorique étrange qui mêle terreur feinte et délectation.

Parker [un pasteur qui s’est confié à l’auteure] la prédit au moment de l’élection, si elle a lieu - il pense que les démocrates ne la permettront pas.

« Il va probablement y avoir une guerre civile. S’il y a des élections, Trump va gagner. Or, ils ne vont pas abandonner le contrôle. Lorsque vous faites venir des personnes qui haïssent l’Amérique, que vous leur offrez le rêve américain, la citoyenneté, un téléphone... Ce sont elles qui se retourneront contre nous en un clin d’oeil. »

Et s’il perd ? Seule une fraude électorale l’expliquerait. « Et les Patriotes ne le supporteront pas. Donc on se dirige vers la guerre civile. Et on pourrait avoir une séparation entre ceux qui veulent les Etats-Unis d’Amérique rouges (républicains), libres, contre les Etats-Unis d’Amérique bleus (démocrates). Et s’ils veulent la guerre qu’ils viennent. »

La solution, pour le Texas, est la sécession. « Washington est une dictature. Mais ses jours sont comptés. Ce gouvernement est en train de tomber.. J’espère que vous écrirez cela. »

La solution est peut-être spirituelle, mais le convoi, en février [une "Armée de Dieu" conduite par le pasteur à la frontière du Texas], avait tout d’un rassemblement pour Trump.

Il n’est pas d’accord non plus. « C’était nous, des Américains, patriotes épris de liberté, qui affirmions que Dieu nous avait donné le droit de défendre notre frontière, notre pays, notre premier (la religion) et notre deuxième (les armes) amendements. Quand un gouvernement dit à ses citoyens qu’ils doivent accepter un invasion ou qu’ils seront arrêtés, c’est de la tyrannie. »

Les termes de l’équation sont simples : « Soit on vote pour Trump, soit on vote pour le communisme... Soit on vote pour la liberté et un vrai monde libre, la liberté de penser et de prier, soit on est communiste. On n’a pas le choix. Est-ce que je suis d’accord avec tout ce que dit Trump ? Non. Mais je pense qu’il est le meilleur choix pour l’Amérique en ce moment. »

Trump a récemment commercialisé une bible « à 60 dollars » dans laquelle sont insérés la Constitution et un texte de Lee Greenwood, le chanteur de God Bless The USA.

Parker trouve formidable « d’avoir un président qui approuve la parole de Dieu ». « C’est un vaisseau que Dieu, pour une raison que j’ignore, veut utiliser, continue-t-il.

Est-il imparfait ? Oui. Mais tous ceux que Dieu a utilisé sont imparfaits. Les 12 disciples étaient une bande de marginaux à problèmes. Il ne recherche pas la perfection. On me dit que Trump a beaucoup travaillé sur sa vie spirituelle. Mais il n’est pas censé prêcher, il doit sauver notre pays et prendre des décisions pour l’Amérique. Il est chrétien, il a de bonnes valeurs, c’est quelqu’un de bien. Je pense qu’il se soucie des gens [...] »

Le témoignage de Daniel Hodges, membre de la police de Washington, sur le 6 janvier 2021
« [...] le commandant dit qu’il faut aller en renfort de la police du Capitole. » Ils perdent plusieurs minutes à revêtir leur équipement qu’on leur a dit de ne pas mettre pour ne pas renvoyer une image agressive. Il montre sa progression sur un plan. « On est allé aussi près que possible en van, vers la partie nord-ouest, ensuite on a marché dans la foule. Ils nous traitaient de traîtres, de nazis. Et à mesure qu’on s’approchait, ils ont commencé à nous attaquer. » Lui, le catholique irlandais, il remarque « les images chrétiennes ». Arrivé près de la terrasse ouest, il note qu’on lui a arraché sa radio. « C’était très dense, ils nous ont arrêtés et ils ont commencé à pousser, à nous frapper. Quelqu’un m’a tapé sur la tête avec un objet en métal et je suis tombé. Un autre est arrivé, il a tenté de prendre ma matraque. » Son masque couvre ses yeux, il est à quatre pattes, seul. « J’ai pensé que j’allais être lynché. » Une partie de son unité est sur la terrasse ouest, lui et d’autres sont encerclés. « Je me relève, je tente de pousser pour que les autres me suivent, je regarde derrière moi et je vois qu’ils sont attaqués. Je repars en arrière et on m’attaque encore. On s’en sort, on avance vers la terrasse ouest. » Il ignore que les manifestants sont entrés dans le Capitole, il rejoint la police qui tente de tenir. « On est peut-être une centaine contre 10 000 personnes ou plus. J’ai espéré qu’ils se contentent du terrain qu’ils avaient gagné. Certains me disaient de me placer du bon côté de l’histoire, d’autres qu’ils étaient d’anciens militaires qui s’étaient battus pour leur pays. Une idiote a demandé à parler à mon chef. Un homme m’a dit d’enlever mon casque et mon badge, parce qu’il avait payé pour ça. Il a dit : "Tu crois que ces petits tireurs nous font peur ? On va vous rouler dessus." J’ai pensé que même si on utilisait la force létale, ils nous submergeraient. »
La foule finit par renverser les barrières. « Et c’est devenu un champ de bataille. J’ai été poussé contre un mur, et c’est là que quelqu’un a tenté de m’arracher un oeil. » Il s’agit de Thomas Webster, condamné à dix ans de prison. Il se relève. « Ils étaient si nombreux, même si j’arrivais à en neutraliser un, il y en avait plein derrière lui. » Les policiers reculent et il se retrouve dans le tunnel du Capitole,, étouffé par les gaz. Il met son masque à gaz. Il ne connait pas le bâtiment, il ne sait pas où est son unité. « Et je suis là, en train de me battre, à les pousser, à essayer de ne pas être poussé, je ne sais pas combien de temps. Mais il y a l’encadrement en métal de cette porte à ma droite, et j’essaie de me placer devant, pour ne pas pousser les policiers derrière moi et me stabiliser. Mais à ce moment-là, ils se sont mis à pousser plus fort. Donc je suis écrasé là, mes bras sont coincés, je n’ai aucune force, je suis complètement vulnérable. Et ils se mettent à chanter : "Oh hisse !" et à m’écraser contre la porte. Patrick McCaughey III [condamné à sept ans et demi, note de l’auteure] qui a un bouclier de la police me bloque et Steven Capuccio [idem] attrape mon masque et me frappe le visage avec, il vole ma matraque et me frappe la tête avec. A ce stade, je ressens les effets combinés de l’écrasement, des gaz, des coups à la tête et je crains de tomber et de devenir un poids pour mes collègues ou d’être trainé dans la foule et d’être démembré. Alors j’ai appelé à l’aide. » Il finit par se dégager et remonte sur la terrasse. Il est ensuite déployé en ville, avec la bouche en sang, une contusion à la tête et une main enflée, jusqu’à « 1 ou 2 heures du matin ».
Hodges s’estime chanceux. L’un de ses sergents a été amputé d’un doigt, écrasé, qu’il avait réparé avec du scotch pour continuer à se battre. Au moins 140 policiers ont été blessés, l’un est mort d’une crise cardiaque le lendemain, quatre se sont suicidés les jours suivants. Hodges a peine à comprendre : « Le groupe censé aimer la police, ces gens avec des drapeaux Blue Lives Matter ["Les vies des policiers comptent"], qui nous attaquaient et nous traitaient de traîtres. Je pensais que ça permettrait de dégager Trump du parti républicain. Mais Kevin McCarthy est allé prendre ses ordres de lui en Floride. McConnell a dit que Trump était coupable, et puis il n’a pas voulu voter pour le condamner à la destitution. Et voilà où on en est. » La police, d’ailleurs, est toujours pro-Trump, y compris un homme de son équipe, qui était avec lui le 6 janvier. Le jour où il a témoigné devant la commission d’enquête, quand il rentré au commissariat, un autre lui a demandé : « Tu penses vraiment que ce sont les partisans de Trump qui ont fait ça ? » Le 6 septembre, l’Ordre fraternel de la police, le plus gros syndicat, a adoubé Trump, comme en 2016 et en 2020.

Un témoignage très fort qui ne manque pas de faire écho - sans vouloir être trop alarmiste, mais pour nous qui connaissons bien l’histoire - aux différentes situations de maintien de l’ordre dans lesquelles se trouvaient les policiers de la république de Weimar durant les dernières années de ce régime. Et que Robert Paxton ait récemment pris position à propos des menaces pesant sur la démocratie américaine en est une preuve inquiétante de plus. FS


Documents joints

PDF - 69.4 ko
PDF - 69.7 ko

Commentaires

Agenda

<<

2025

 

<<

Février

 

Aujourd’hui

LuMaMeJeVeSaDi
272829303112
3456789
10111213141516
17181920212223
242526272812
Aucun évènement à venir les 6 prochains mois

Brèves

16 janvier - Une guerre civile - Elisabethtown, USA.

C’est le documentaire du moment qu’on peut voir en replay sur Arte jusqu’au 22 janvier. Il a beau (...)

7 janvier - Le Mémorial de Caen quitte X (ex Twitter)

Kléber Arhoul, directeur-général du Mémorial de Caen, a décidé hier de fermer le compte X de son (...)

21 septembre 2024 - Coup de coeur : Le film de Julie Delpy "Les barbares", sorti en salle le 18 septembre 2024

A l’instigation de son institutrice (Julie Delpy elle-même) et de son amie épicière (Sandrine (...)

17 septembre 2024 - Actualité : Le livre de Francis Petitdemange "Leurs libérateurs, entre Lorraine et Normandie"

L’auteur, qui est membre de notre Régionale, dédicace son livre "A la génération de la fin des (...)

3 juillet 2024 - Coup de cœur : le film de Jonathan Millet "Les fantômes" sorti en salle le 3 juillet 2024

Un exilé syrien traque à Strasbourg un individu qu’il soupçonne être son ancien tortionnaire. Film (...)