Pour que les raisons profondes qui ont conduit à la mort de Samuel Paty puissent sinon disparaître - car l’éducation ne peut pas tout - mais à tout le moins s’atténuer, quatre nécessités s’imposent à nous.
La première est de montrer à chaque fois que possible à nos élèves que les religions monothéistes ont une histoire et qu’elles ont été traversées, dès leur origine, par des courants concurrents.
Car une fois que les croyants ont reconnu tel livre sacré comme exprimant la parole de Dieu, comment doivent-ils comprendre celle-ci ? Quelle tradition doivent-ils suivre ?
C’est là où commencent les conflits intra-religieux, mais c’est là aussi et surtout où commence pour les futurs citoyens que sont nos élèves la distanciation avec le discours des uns et des autres.
Or, sur un plan pédagogique, cette distanciation est le meilleur rempart contre le fanatisme du terroriste qui vit, à l’inverse, dans une "immédiateté" faite très souvent d’ignorance et d’inculture.
D’autre part, faire reconnaître par les élèves l’existence de différentes traditions religieuses permet aussi au professeur d’Education Morale et Civique d’isoler l’ennemi à combattre.
Car, s’il se doit de respecter toutes les croyances et toutes les traditions selon le principe qui veut que la liberté de chacun commence là où s’arrête celle des autres (article 4 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen), il ne peut accepter qu’une croyance ou une tradition cherche à s’imposer par la violence.
En d’autres termes, "Oui" au respect des grandes religions juive, chrétienne et musulmane (comme au respect égal de la libre pensée) ; "Oui" aussi, au nom de la liberté individuelle, au respect des courants antimodernistes : le judaïsme orthodoxe, l’intégrisme chrétien et l’islamisme.
Mais haro sur l’islamisme politique qui est à l’origine du drame de Conflans et dont la stratégie fondée sur la terreur vise à imposer à notre société une anti-modernité faisant table rase de toutes nos libertés.
La deuxième nécessité est d’utiliser chaque fois que possible des caricatures dans nos cours d’Histoire pour montrer qu’elles ont toujours existé, qu’elles ne sont pas toutes méchantes et qu’elles n’ont pas toutes été spécialement inventées par un journal qui s’appelle Charlie Hebdo pour s’en prendre systématiquement à la religion musulmane.
En 1791, une caricature d’une grande violence montre ainsi le roi et sa famille, au retour de Varennes, représentés en cochons dans une charrette, avec pour légende : « La famille des cochons ramenée dans l’étable ». Même violence des caricatures antisémites des années Trente ; même violence souvent encore des caricatures anticatholiques des XIXème et XXème siècles.
Leur utilisation dans le cours d’Histoire permet a contrario de relativiser la portée des fameuses "caricatures de Mahomet" en montrant que la production de caricatures appartient à une tradition historique fondée sur la liberté d’expression et que, comme toute liberté, elle a ses limites fixées par la loi (article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen).
Mais si la loi condamne les atteintes aux personnes, elle ne condamne pas les atteintes aux croyances.
Surtout, l’utilisation de nombreuses caricatures en cours permet à l’élève de prendre intellectuellement ses distances avec elles.
Car le professeur ne les montre pas pour les justifier en demandant aux élèves d’adhérer au discours qu’elles tiennent.
Il les montre pour les expliquer en donnant des réponses aux questions classiques : par qui et dans quel contexte la caricature a-t-elle été produite ? Quel message cherche-t-elle à faire passer ? Comment s’y prend-t-elle pour y parvenir ?
Ce faisant, il désamorce une bonne partie de la charge contenue dans le dessin et il permet à l’élève de relativiser le message qu’il contient.
Si l’on sait quel journal est Charlie Hebdo, d’où il vient et à quelle tradition politique il appartient, la portée de ses dessins devient forcément beaucoup moins forte.
Mais encore faut-il que le professeur puisse faire ce travail d’analyse en classe sans crainte d’être assassiné !
Cela nous conduit à la troisième nécessité qui est d’éduquer plus que jamais les élèves à l’usage des réseaux sociaux dans le cadre du cours d’Education Morale et Civique.
Le drame de Conflans ne se serait jamais produit si notre collègue n’avait pas d’abord été jeté en pâture à la bêtise humaine sur ces réseaux à cause desquels, nous dit Naomi Klein dans l’hebdomadaire Le 1 du 16 octobre 2024, « notre capacité à construire un dialogue, une délibération, diminue à vue d’oeil » l’essayiste ajoutant que, par leur faute, « la gauche et la droite [mais on peut aussi appliquer son propos à tous les autres courants de pensée] vivent désormais dans des réalités parallèles, sans intersection possible. C’est pourquoi nous sommes incapables de comprendre pourquoi des gens peuvent voter pour Trump [ou prendre telle ou telle autre position] car nous ne sommes pas exposés aux mêmes réalités qu’eux. Nous sommes entièrement ségrégés. »
Toutes les formes de harcèlement passent aujourd’hui par les réseaux sociaux avec les conséquences souvent terribles que l’on connaît : harcèlement des élèves un peu "différents" ou sans facultés de défense par d’autres élèves au sein du collège ou du lycée ; harcèlement des adultes par d’autres adultes pour toutes les raisons de la terre...
C’est insupportable, et il faut désormais que, dans notre métier en tout cas, nous soyons protégés de ce poison.
La quatrième et dernière nécessité, pour certains de nos collègues qui participent à l’écriture des manuels, consiste à faire preuve de responsabilité éducative dans la mise "en intrigue" des événements historiques qu’ils présentent, surtout lorsque le sujet est particulièrement "sensible".
L’un des manuels de la spécialité « Histoire, Géographie, Géopolitique, Sciences Politiques » pour la classe de Terminale a ainsi involontairement légitimé - on espère qu’il a été modifié depuis - le combat de Daech auprès des élèves en ouvrant les pages de son Axe 1 du thème 2 (« La dimension politique de la guerre : des conflits interétatiques aux enjeux transnationaux ») par une superbe photo de propagande de l’organisation (« lieu et source indéterminée », sic !) montrant des combattants cagoulés tirant à la Kalachnikov dans le désert.
La photo était accompagnée par cette citation de Clausewitz : « La guerre est un acte de violence à laquelle il n’existe pas de limites ».
Quelques pages plus loin, l’étude de cas consacrée à Daech se terminait par un exercice utilisant une nouvelle citation du penseur militaire prussien : « Montrez que les revers de Daech à partir de 2015 illustrent le propos de Clausewitz : "L’issue d’une guerre toute entière ne peut jamais être conçue comme un absolu ; souvent l’Etat vaincu y voit plutôt un mal temporaire auquel les circonstances politiques de l’avenir pourront remédier". »
Après Iéna, il y eut certes Waterloo pour les Prussiens ! Mais était-ce bien sérieux de présenter l’étude de cette façon dans la perspective d’une formation morale et civique qui doit toujours être notre fil rouge, même en HGGSP ?
On espère qu’une telle inconséquence n’existe plus aujourd’hui, ne serait-ce que par simple respect pour la mémoire de notre collègue disparu.
Hommage lui soit une nouvelle fois rendu ici en notre nom à tous !
Franck Schwab
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