Quatre voix sur le 7 octobre et ses suites

Citées dans l’ouvrage de Guillaume Auda : "7 octobre, année zéro" (Le Cherche Midi, 2024).
samedi 5 octobre 2024
par  Franck SCHWAB
popularité : 51%

Un livre remarquable d’objectivité et de lucidité sur la tragédie israélo-palestinienne que l’auteur conclut, de manière pessimiste, par ce constat prémonitoire de Georges Bernanos fait dans "Les grands cimetières sous la lune" en 1938 : "Le monde est mûr pour toute forme de cruauté, comme pour toute forme de fanatisme ou de superstition."

FS

Le vidéaste israélien Mattan Harel-Fish, auteur du film de 40 minutes produit par l’armée israélienne sur le 7 octobre à partir de toutes les images recueillies, dont celles laissées par les tueurs (page 99).

« En assemblant les séquences et en les regardant tourner, j’ai été étonné de constater qu’elles donnaient une certaine couleur au film. A nouveau, je reviens sur cette ambiance de camaraderie et de jubilation qui accompagne les massacres. Dans les faits, elle est souvent présente, évidente. Ces types sont venus pour tuer et pour prendre du plaisir, en tirant sur des adolescents désarmés, en les kidnappant et en célébrant tout cela dans une forme d’allégresse malsaine. Mais qui aime faire la guerre ? Normalement, personne... Là, c’était juste de la barbarie. Cela n’avait rien à voir avec de la résistance. A mes yeux, le fait que cela ressorte de l’ensemble général a valeur de preuve supplémentaire. »

Le journaliste franco-israélien Michael Blum (pages 127-128).

« C’est vrai que les Palestiniens étaient devenus invisibles. Et puis, ils sont revenus brutalement dans nos vies. Avant cela, il y avait des attaques en Cisjordanie, mais la majorité des Israéliens se disaient : "C’est triste mais cela ne nous concerne pas, ce sont des histoires de colons." Il y avait évidemment des incidents à Gaza mais chaque fois, comme en mai 2023, les rounds de violence se concluaient par des bombardements, ceux de l’aviation, de loin, de haut, et dix jours plus tard les tirs de roquettes cessaient. Il y a bien eu 2014 à Gaza aussi, mais la confrontation a été relativement rapide et n’a concerné qu’une partie de la jeunesse. Donc, pour cette génération, les 25-35 ans, ceux qui vont dans les rave-parties, et au-delà, par exemple ceux qui fréquentent les écoles religieuses, ou à l’inverse ceux qui travaillent dans la high-tech, les jeunes couples avec enfants qui ont galéré pour s’acheter une petite maison après l’armée... la guerre n’existait plus vraiment. Et puis le 7-Octobre est arrivé, avec des gens qui se sont mis à avoir peur et à s’enfermer chez eux à double tour. Ensuite 340 000 réservistes ont été mobilisés, la jeunesse du pays enrôlée. Du jour au lendemain, cette guerre devient existentielle, tout le monde est concerné. Et peut-être plus que les autres, cette génération Nova justement. Ils étaient venus danser dans une ambiance totalement déconnectée de la politique ou de la religion, et ils se sont retrouvés en première ligne, brutalisés, alors qu’ils étaient les derniers à vouloir s’intéresser à ces questions-là. - [Guillaume Auda] Tu crois qu’un jour cette jeunesse se demandera si ce n’était pas une erreur d’avoir oublié les Palestiniens ? - Non, je ne pense pas. Cela arrivera peut-être dans les kibboutz avec de vieux militants très à gauche qui disaient depuis des années "Faisons la paix, sinon ça va exploser", mais pour cette génération, je ne crois pas. Précisément parce qu’à leurs yeux, maintenant les Palestiniens, le Hamas et tous les autres incarnent quoi qu’on en pense le 7-Octobre et toutes ses souffrances. Or ce sont ces jeunes Israéliens-là qui combattent, et ce sont les mêmes qui après la guerre construiront Israël. »

Le journaliste palestinien Rami Abou Jamous (pages 145-147).

« Tu sais, vraiment, j’ai du mal à décrire l’enfer qu’on est en train de vivre. On est pilonnés chaque jour, c’est comme la pluie, sauf que ce ne sont pas des gouttes d’eau, ni des averses, ce sont des bombes. Et tu ne sais pas si cela va toucher ta maison ou ta tente, tu ne sais pas si en t’endormant, tu vas pouvoir te réveiller le lendemain. Moi, quand je sors et que je vais au boulot ou que je vais chercher de la nourriture, du bois pour cuisiner, je vois la mort partout autour, je sens son odeur en permanence. Et la seule chose à laquelle je pense, c’est rester en vie, donner à manger à mes enfants et à ma famille. Ici à Gaza, on ne réfléchit pas comme des gens normaux. Le seul truc pour nous, c’est de survivre. - [Guillaume Auda] A Gaza, chez toi, la majorité de la population est jeune. Compte tenu de ce que tu décris, Rami et de ce que tu entends autour de toi, de ce que tu vois, où en est-elle cette jeunesse ? - Ici, les gens sont fatigués, ils sont épuisés, plus personne ne parle de politique, tout le monde a perdu espoir... Tout le monde a perdu espoir... et surtout la jeunesse. Elle a tellement autre chose à faire que de parler des Israéliens, de vivre en paix, ou de résistance, de vengeance ou de je ne sais quoi... Crois-moi, Guillaume, tu viens ici juste une journée, et tu te rends compte qu’il y a tellement de trucs à faire pour rester en vie que tu en oublies presque qu’on est en train de te frapper tous les jours... tu n’oublies pas bien sûr, parce que tu cherches d’abord à te protéger et à protéger les tiens... - [Guillaume Auda] Mais à nouveau, quand la guerre sera terminée ? - Eh bien tu vas voir, tout le monde va vouloir partir. J’écoute mon entourage. La première chose que disent les gens ici, c’est : "On va partir, on ne veut pas rester là..." Essaye un peu d’imaginer l’ampleur des destructions... moi, par exemple, je viens de Gaza-City. Un jour, je vais revenir là-haut, mais il n’y a plus rien à Gaza-City ! Et quand je dis qu’il n’y a plus rien, ce n’est pas quelque chose de temporaire... Il n’y a plus rien pour des années ! Il n’y a plus d’infrastructures ni pour l’eau, ni pour l’électricité, ni pour la santé, l’industrie est à l’arrêt, l’agriculture c’est fini.. et l’éducation aussi... Il n’y a plus d’universités, il n’y a plus d’écoles, il n’y a même plus de jardins d’enfants !... Va jeter un oeil à Go Fund Me, la plateforme de cagnottes en ligne. Regarde le nombre de jeunes Gazaouis qui ouvrent des comptes pour trouver de l’argent et partir d’ici... plus personne ne parle d’Israël... Dans la tête de tout le monde ici, c’est acquis, ils veulent nous nettoyer ethniquement, ils veulent se débarrasser de toute la population de Gaza. Et là, c’est bon, c’est gagné, les gens sont conditionnés, maintenant ils cherchent toutes les solutions pour fuir cet enfer, ils ne cherchent pas à affronter qui que ce soit, ils veulent partir, c’est tout, ils vendent leurs bijoux, ils vont sur Go Fund Me, ils sollicitent leurs amis à l’étranger. On est cassés psychologiquement, on ne va pas bien, on ne sait plus où est la normalité, où est le bien, où est le mal.... Tous les jours, il y a des listes de 500 personnes prêtes à payer 5000 dollars pour s’en aller. Gaza est finie... »

Sur la reconnaissance du drame subi par les Israéliens le 7 octobre

Le journaliste Rami Abou Jamous encore (p.137-138)
« L’humiliation fait partie de nos vies. Tu es humilié quand tu sors de chez toi et que tu vois le désastre autour de toi. Tu es humilié quand tu dois fuir et que tu vas dormir sous une tente. Tu es humilié même quand tu meurs. Car il n’y a pas de morgues, il n’y a pas de funérailles, il n’y a pas de deuil, il n’y a pas de cimetières pour honorer les morts. [...] je considère que l’humiliation dépasse la colère. Et tu vois, cette humiliation, les Israéliens ne l’ont vraiment ressentie qu’une seule fois [le 7 octobre]. Nous, on la ressent depuis 1948. Et c’est pour cela que lorsqu’ils nous demandent si on condamne ou pas, moi je me dis qu’en réalité la question n’est pas là. Je ressens parfaitement ce que ces gens ont vécu ce jour-là, je ressens toute leur douleur, je sais ce que cela veut dire que d’être tranquillement chez soi, quand tout à coup quelqu’un entre et vient pour te tuer. Cela je le comprends. Et quelle que soit la personne. Même un soldat israélien qui meurt à Gaza, alors qu’il était là pour détruire et tuer, je sais très bien la peine que ressent sa famille, sa maman, lorsqu’ils apprennent sa mort. Parce que nous, ici, c’est tous les jours comme ça. »

La chercheuse israélienne Orit Perlov (p.105)
« Sur ce plan [la guerre des images], je peux vous dire qu’on perd complètement la partie. Et notre légitimité avec. Notamment dans les pays occidentaux. Bien sûr que tout le monde a vu ce qu’ils nous ont fait le 7 octobre. Mais cela n’a duré qu’un jour. Depuis, et c’est normal, tout le monde regarde également notre riposte qui, elle, s’étale dans le temps. Et puis il y a les chiffres, le nombre de morts. Ainsi peu importe que la guerre soit légitime ou non, comment et pourquoi cela a commencé, qui est qui dans cette histoire, la réalité est que plus personne n’en a rien à faire. Des femmes, des enfants à Gaza... des corps dans les rues, le manque de nourriture... ces images sont terrifiantes et ce n’est tout simplement pas beau à voir. Si cette guerre est ingagnable, c’est précisément parce qu’elle est regardée, abondamment. »


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Commentaires

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mercredi 16 octobre 2024 à 23h38 - par  Vincent

Bravo pour ce texte !

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