Sur la Shoah

vendredi 27 septembre 2024
par  Franck SCHWAB
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Pour comprendre le phénomène historique qu’a été la Shoah, l’ouvrage de Raul Hilberg "La destruction des Juifs d’Europe" (Fayard, 1988) reste fondamental.
Le premier extrait (p.157 à 164) porte sur la situation des Juifs allemands peu avant leur anéantissement et sur le rôle dévolu par les nazis à leur représentation communautaire qui changea plusieurs fois de nom avant de devenir en 1939 "l’Union nationale (Reichsvereinigung) des Juifs d’Allemagne".
Le deuxième extrait (p.286 à 289) porte sur les "opérations mobiles de tuerie" en URSS, et plus précisément sur l’impulsion donnée par Himmler à celles-ci à l’occasion de sa présence à l’une d’entre elles.

F.S.

La situation des Juifs allemands avant leur anéantissement

Le système d’identification dans son ensemble, avec ses papiers d’identité spécifiques, ses prénoms particuliers imposés, son étiquetage public des personnes, donnait à la police une arme puissante.

Tout d’abord, il contribuait à assurer le respect des restrictions de résidence et de déplacement ; d’autre part, il constituait en lui-même un nouvel instrument de contrôle, puisqu’il permettait de repérer chaque Juif en tout lieu et en tout temps.

Enfin, et c’était peut-être le plus important, il exerçait sur ses victimes un effet paralysant ; le système poussait les Juifs à se montrer encore plus dociles, encore plus empressés à obéir. Le porteur d’étoile [l’étoile de David a été imposée le 1er septembre 1941] se trouvait exposé, se sentait le point de mire de tous les regards. Tout se passait comme si la population entière était devenue une force de police qui le fixait et le surveillait dans tous ses actes.

Soumis à cette pression, un Juif ne pouvait résister, s’échapper, se cacher, sans d’abord se débarrasser de l’insigne dénonciateur, du second prénom révélateur, des cartes d’alimentation et d’identité, du passeport indiscret.

Mais le faire était dangereux : la victime pouvait toujours être reconnue et livrée à la police. Peu de Juifs se décidèrent à courir le risque ; pour la plupart, ils portèrent l’étoile et, ce faisant, se perdirent.

C’est ainsi que, que par étapes, la communauté juive se retrouva socialement isolée, entassée dans des immeubles réservés, largement privée de sa liberté de mouvements, exposée aux coups par un ensemble de mesures d’identification.

[...]

[Par le décret du 4 juillet 1939], le ministère de l’Intérieur - c’est-à-dire en réalité la Police de sécurité - recevait pouvoir d’imposer à la Reichsvereinigung [l’Union nationale des Juifs d’Allemagne] des responsabilités supplémentaires, et par là de transformer l’appareil administratif juif en instrument de destruction de la communauté juive. Avec ses divisions régionales et ses Gemeinden [conseils locaux], la Reichsvereinigung allait devenir un rouage essentiel du mécanisme allemand de la déportation.

Il faut bien noter que le passage s’accomplit sans changement de personnel ni de dénomination. Ce n’étaient pas les Allemands qui avaient créé la Reichsvereinigung ni n’en avaient désigné les chefs. Le rabbin Leo Baeck, le docteur Otto Hirsch, le Direktor Heinrich Stahl, comme les autres, étaient vraiment des dirigeants juifs.

C’est parce qu’ils étaient représentatifs que, malgré leur participation au processus de destruction, ils conservèrent jusqu’au bout leur statut et leur prestige personnel au sein de la communauté ; c’est parce qu’ils continuèrent d’accomplir leurs tâches avec la même conscience qu’ils furent aussi efficaces au service de leurs maîtres allemands qu’ils l’avaient été au temps où ils se dévouaient pour le bien du peuple juif.

Ils s’engagèrent dans l’attitude de soumission en commençant par rendre compte à l’Office central de sécurité du Reich des décès, naissances et autres données démographiques, et par informer la population des règlements allemands dans la Jüdisches Nachrichtenblatt qu’ils publièrent. Puis ils ouvrirent des comptes en banque spéciaux, accessibles aux contrôles de la Gestapo, et concentrèrent les Juifs dans les logements des immeubles désignés. Et ils finirent par se charger des préparatifs de la déportation en étudiant les plans d’ensemble, en établissant les cartes et les listes, en fournissant locaux, approvisionnement et personnel.

Ainsi la Reichsvereinigung et ses homologues de Vienne et de Prague servirent-elles de modèle au type d’institution dit Conseil juif, qui allait faire son apparition en Pologne et dans d’autres territoires occupés, et dont les activités devaient mener au pire désastre. Le système permit aux Allemands d’économiser leurs ressources en hommes et en argent, tout en renforçant leur emprise sur leurs victimes. Dès l’instant qu’ils contrôlaient la direction juive, ils étaient en mesure de contrôler la communauté toute entière.

Avec la concentration des Juifs, s’achevait sur le territoire du Reich et du Protectorat [la Bohême-Moravie] la phase préliminaire du processus de destruction. Celle-ci avait déjà mené à deux résultats funestes. D’abord elle avait établi des liens de subordination entre les assassins et leurs victimes. Au moment où la bureaucratie en arrivait au stade des mesures décisives, la communauté juive était réduite à l’obéissance absolue à tous ordres et règlements. En second lieu, l’action d’étranglement se traduisait dans la population juive par un écart sans cesse accru entre les naissances et les décès. Le taux de natalité tendait à se réduire à zéro tandis que la mortalité s’élevait régulièrement pour atteindre des valeurs sans précédent. La communauté juive n’était plus qu’un organisme agonisant.

Les opérations mobiles de tuerie [ou les assassins entre eux]

De passage à Minsk vers le 15 août 1941, Himmler en personne voulut voir à quoi ressemblait vraiment une de ces "liquidations" et demanda à Nebe, commandant en chef de l’Einsatzgruppe B, de fusiller devant lui une fournée d’une centaine de jeunes gens. Nebe obtempéra complaisamment. Toutes les victimes désignées, sauf deux, étaient des hommes. Himmler en remarqua un, d’environ vingt ans, qui avait les yeux bleus et les cheveux blonds. Au moment où l’exécution allait commencer, il s’avança vers lui et lui posa quelques questions : « Etes-vous juif ? - Oui - Est-ce que vos deux parents sont juifs ? - Oui - Est-ce que parmi vos ancêtres il y en avait qui n’étaient pas
juifs ? - Non - Alors je ne peux rien pour vous ! »
Quand on ouvrit le feu, Himmler devint plus nerveux encore. A chaque salve, il regardait à ses pieds. Voyant les deux femmes atteintes mais non tuées, il cria au sergent de police de ne pas les torturer plus longtemps.

Une fois l’exécution terminée, Himmler engagea une conversation avec un autre spectateur. Ce troisième témoin n’était autre que l’Obergruppenführer SS von dem Bach-Zelewski. Von dem Bach s’adressa à Himmler : « Reichsführer, dit-il, ici il n’y en avait que cent. - Que voulez-vous dire ? - Voyez dans les yeux des hommes du Kommando comme ils sont profondément atteints. Ces hommes sont finis pour toute leur vie. Quel genre de disciples formons-nous ici ? Ou bien des névrosés ou bien des bêtes brutes ! »

Visiblement ému, Himmler décida de parler à tous ceux qui se trouvaient là. Il fit remarquer que les Einsatzgruppen avaient été appelé à accomplir un devoir repoussant. Il lui aurait été pénible, dit-il, de voir des Allemands exécuter une telle tâche de gaité de coeur. Mais leur conscience ne devait nullement en souffrir, car ils étaient des soldats qui devaient obéir inconditionnellement à tous les ordres reçus. Lui seul portait, devant Dieu et devant Hitler, la responsabilité de tout ce qui se passait. Ses auditeurs avaient certainement remarqué que ce métier sanglant lui faisait horreur et qu’il en avait été remué jusqu’au fond de l’âme. Mais lui aussi, en faisant son devoir, obéissait à un impératif supérieur, et c’était la profonde compréhension qu’il avait de la nécessité de cette opération qui le guidait dans son action.

Puis Himmler invita les hommes à regarder la nature. Partout, il y avait combat, non seulement entre les humains mais aussi dans le monde des animaux et des plantes. Quiconque était trop fatigué pour lutter devait succomber. L’homme le plus primitif dit que le cheval est bon, et la punaise mauvaise, ou bien que le blé est bon et le chardon mauvais. Cela montre que l’être humain désigne comme bon ce qui lui est utile, comme mauvais ce qui lui est nuisible. Les punaises et les rats n’avaient-ils pas aussi leur but dans la vie ? Oui, bien sûr, mais cela n’avait jamais voulu dire que l’homme n’a pas le droit de se défendre contre la vermine.

Après ce discours, Himmler, Nebe, von dem Bach et Wolff, chef de l’état-major personnel du Reichführer, inspectèrent un asile d’aliénés. Himmler donna ordre à Nebe de mettre fin aux souffrances de ces gens le plus vite possible. Il lui demanda également de se "creuser la tête" pour trouver diverses autres méthodes d’exécution plus humaines que les armes à feu. Nebe demanda l’autorisation d’utiliser la dynamite sur les fous. Bien que von dem Bach et Wolff eurent objecté que les malades n’étaient pas des cobayes, Himmler donna son accord. Beaucoup plus tard, Nebe devait confier à von dem Bach que l’essai de la dynamite sur les pensionnaires s’était soldé par des résultats déplorables.

La solution du problème posé par Himmler fut d’abord celle du camion à gaz. [...]
L’invention du RSHA [l’Office central de sécurité du Reich] servit d’abord en Pologne et en Serbie, à des opérations si lointaines qu’elles échappaient à son contrôle. Puis, à partir de décembre 1941, on envoya également deux ou trois camions à chaque Einsatzgruppe. L’engin partait de Berlin avec son conducteur attitré ; arrivé à destination, on le rangeait soigneusement à l’écart, en attendant le jour où il trouverait un chargement. Alors on y poussait les Juifs, nus ou en linge de corps, souvent hommes et femmes mêlés. Portes arrière fermées, le gazage commençait à l’arrêt. Dans l’obscurité, les Juifs respiraient les gaz d’échappement et se mettaient à frapper les portes galvanisées. Quelques minutes plus tard, leur coeur s’emballait, ils étaient frappés de vertiges et de nausées, enfin ils perdaient totalement conscience. Le camion n’avait plus qu’à démarrer et charrier les corps dans le fossé.

Quand tout allait bien, on pouvait faire quatre ou cinq trajets par jour, mais il restait des problèmes techniques et aussi psychologiques. Certains camions ne résistèrent pas au temps pluvieux ; après un service assez bref, ils cessaient d’être étanches. Les hommes des Kommandos qui déchargeaient les cadavres souffraient de maux de tête, et si un chauffeur appuyait un peu trop sur l’accélérateur, les visages des morts étaient affreusement défigurés et les corps couverts d’excréments.

De toute évidence, ni l’alcool ni les discours, ni les camions à gaz ne réussirent à soulager entièrement la conscience des bourreaux. Dans leur ensemble, les opérations n’en furent pourtant pas paralysées. Au contraire, le personnel des Einsatgruppen se vit confier de nouvelles tâches...


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