La mémoire n’a pas aidé à l’émancipation [des Afro-américains]. La réécriture du combat de Martin Luther King et de son existence par les panégyristes et les idéologues qui l’ont élevé au rang de divinité civique bienveillante de l’Amérique l’a privé de son pouvoir de subversion, celui-là même dont les générations nouvelles pourraient faire usage. Après des années de combat pour l’établissement d’un jour de célébration en l’honneur de son époux défunt, Coretta Scott King obtient de Ronald Reagan, en dépit des controverses sur les allégeances communistes du pasteur, qu’il le lui accorde. En 1983, est donc instauré un jour férié, le 20 janvier, dédié à Martin Luther King, ainsi rapatrié dans le giron de l’Amérique reconnaissante.
King est célébré par l’Amérique rassemblée et absoute de ses crimes passés. Quoi de plus glorieux dans l’histoire nationale que cet homme mort en martyr pour révéler la fraternité des hommes et la bonté fondamentale de l’Amérique ? La vie de King est devenue un conte pour enfants [alors qu’il a été incarcéré une trentaine de fois], la chronique d’une rédemption nationale ouverte par Abraham Lincoln et refermée par le discours de 1963, « Je fais un rêve ». Ce souvenir-écran oblitère la réalité même de cet événement, une mobilisation syndicale massive organisée par des socialistes pour réclamer des emplois décents, des investissements publics et de meilleurs salaires.
Les dernières années de la vie de King sont passées sous silence et le pasteur, pétrifié dans le marbre de l’amour et dans le registre du rêve patriotique, est devenu l’objet d’un consensus d’autant plus troublant qu’il fut la personnalité la plus contestée et à certains égards la plus haïe de son époque. Comme tous les mythes fondateurs, le King auquel on a consacré un jour éponyme, imposant un devoir de mémoire collective, sert à l’édification nationale et à la légitimation institutionnelle de la démocratie américaine d’après-guerre. On l’enseigne dans les écoles à des fins d’instruction civique. La légende du "grand homme" permet de taire le rôle de ses prédécesseurs, socialistes et communistes, d’effacer la contribution essentielle des dissidents de la SNCC [Students Nonviolent Coordinating Commitee], sans lesquels la révolution n’aurait pas eu lieu, et d’établir une opposition binaire entre le bon pasteur Martin et le diabolique Malcom X.
La radicalité de King passerait aux oubliettes de l’histoire américaine, n’étaient les vigies académiques et militantes. Le travestissement de sa pensée - réduite à l’égalité raciale formelle - est le prix à payer pour intégrer à la geste américaine l’histoire de la lutte pour les droits civiques. La "domestication" de King, l’affadissement de son message, sert les ultraconservateurs comme les bonnes âmes du "post-racial". L’amnésie qui efface les revendications radicales de King permet la réconciliation d’un pays terrifié par la perspective de la division et qui préfère ignorer - King l’a pourtant martelé - que les inégalités le rongent. Son héritage essentiel, sa foi révolutionnaire dans l’avènement de la justice, est un « trésor perdu », il « n’a été précédé d’aucun testament ».
Le testament de King réside dans ses textes et ses sermons, tels que les historiens et les militants remettant l’histoire sur ses pieds les exhument depuis quelques années. Ce n’est pas une icône attendrissante qui disait au pays : « Amérique, je n’ai pas l’intention de te laisser en paix tant que tous les enfants de Dieu ne seront pas respectés et que chacun ne respectera pas la dignité et la valeur de la personne humaine. Amérique ! Je ne te laisserai pas en paix tant que depuis chaque ville du pays le flot de la justice ne déferlera pas... Amérique, je ne te laisserai pas en paix tant que tu ne seras pas à la hauteur de "tous les hommes sont créés égaux et doués par le créateur de droits inaliénables" ».
Les décennies qui séparent la mort de King de notre temps sont marquées par une lutte entre mythe et mémoire, sauvegarde des acquis et creusement des injustices. La démocratie réelle, égalitaire et sociale réclamée par King est toujours un projet lointain, sans doute inatteignable, et l’élection d’un président noir, preuve du chemin parcouru, ne modère en rien le constat de l’ampleur de la route qu’il reste à parcourir.
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