« En 1993, j’ai donné ma démission de l’Armée française pour ne pas avoir été entendu quand je disais que la France devait faire en sorte que le génocide [des Tutsi] puisse ne pas avoir lieu. Je suis aujourd’hui très ému d’être présent dans ce lieu de mémoire. » écrivit le général Varret au Rwanda en 2021 dans le livre d’or du mémorial de Kabgayi.
Ce général reste en effet connu pour avoir dénoncé sans succès, dès janvier 1991, auprès du président rwandais, de l’ambassadeur de France au Rwanda et de la ministre française de la coopération, dont il était le subordonné direct, le projet de génocide que lui avait confié en aparté le chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise.
La dernière partie de l’ouvrage est l’occasion pour l’auteur de raconter comment il a été progressivement doublé par ses autorités à travers la mise en place d’une hiérarchie parallèle pilotée par l’Elysée, puis écarté des réunions et des missions les plus importantes avant d’être acculé à la démission.
Tout cela pour avoir eu le tort de ne pas penser "comme tout le monde" et d’avoir voulu alerter sur les risques d’un soutien inconditionnel aux extrémistes hutu.
Mais l’intérêt du livre ne se limite pas à la seule évocation de ce terrible épisode du drame rwandais car l’ouvrage est avant tout le récit d’une vie de soldat, et quel soldat !
La carrière du général Varret a en effet été l’une des plus belles de l’armée française.
Commencée en Algérie dans l’opposition franche à De Gaulle, elle s’est poursuivie essentiellement en Afrique où l’auteur est devenu par effet d’entrainement, et presque à son corps défendant, l’un des multiples rouages de ce qu’on appelle aujourd’hui la Françafrique.
Elle s’est terminée par les responsabilités les plus prestigieuses puisque le général accèda aux postes de directeur de cabinet du chef d’Etat-Major des armées en 1985, de directeur du Centre des Hautes Etudes Militaires en 1988, et enfin de chef de la coopération militaire en 1991.
Effet de la qualité du questionnement du journaliste Laurent Larcher ou volonté de "vider son sac", le général parle très cash de ce qu’il a vécu en Afrique, depuis son intervention en 1969 au Gabon d’où il était chargé de fournir de l’aide aux rebelles biafrais et où il rencontra à la fois le mercenaire Bob Denard et le futur ministre Bernard Kouchner, jusqu’au Rwanda de la guerre secrète contre le FPR de Paul Kagamé, en passant par la République centrafricaine, base arrière du combat contre Kadhafi, où il fut pendant un an l’équivalent d’un "légat propréteur" de la République française, pour employer un vieux titre romain qui correspond parfaitement ici.
Sur la Centrafrique, l’auteur nous dit par exemple : « J’[y] ai vu aussi plusieurs fois Guy Penne, le conseiller Afrique de Mitterrand. Il aimait beaucoup la Centrafrique du colonel Mantion [le mentor français du chef d’état local] et du président [centrafricain] Kolingba. Je me suis retrouvé plusieurs fois à leur table. On y buvait beaucoup. Un soir Guy Penne s’est retourné vers Kolingba pour lui dire en me désignant : "On devrait l’acceuillir parmi nous !" "Ah bon, il n’est pas encore des nôtres ?" lui a répondu le président centrafricain. Ils étaient en train de me proposer de devenir franc-maçon. J’ai refusé, non par rejet de cette fraternité, mais je voulais rester seul maître de ma carrière. »
Quelle belle camaraderie franco-africaine cette anecdote illustre-t-elle !
Mais tout a une fin, hélas, comme le général Varret en prit conscience lorsque, peu de temps avant de quitter l’armée, il fut envoyé en mission auprès du chef d’état de l’Ouganda, Yoweri Museveni, pour lui demander, au nom de la France, de ne plus soutenir le FPR de Paul Kagamé.
« Le président ougandais nous a reçus sur sa pelouse, lui, assis sous une tente en train de déjeuner à l’ombre ; nous, debout sous le soleil devant lui. Paris nous avait demandé de lui dire : "On sait que vous soutenez le FPR, les Tutsi ont une base arrière en Ouganda, c’est au détriment de notre politique, il faut que cela cesse" ; Il y avait un militaire avec nous qui présentait les preuves sur lesquelles nous appuyions notre propos. Quand nous avons fini, Museveni nous a dit : "Merci" ; l’entretien était terminé. Nous sommes repartis un peu penauds. Il nous avait reçus, écoutés et congédiés avec mépris. Nous sommes rentrés à Paris pour le moins déçus. C’est pourtant ainsi que nous agissions avec les pays du champ [les pays sous la coupe française]. Nous avions pensé qu’il en aurait été de même avec l’Ouganda : mais cela n’avait pas été le cas. »
La Françafrique allait encore néanmoins se survivre quelque temps...
Si l’homme reste fidèle à sa corporation, son propos est tellement honnête qu’on en vient, au terme de cette lecture, à se demander jusqu’à quel point ce grand soldat qu’est le général Varret a conscience, au soir de sa vie, de s’être au moins en partie fourvoyé.
Un grand livre et un témoignage précieux sur un certain passé de la politique africaine de la France qui a conduit in fine à la catastrophe rwandaise.
Franck Schwab
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