Le tournant mémoriel des années 1980

Bonnes pages (164-169) du livre de François Azouvi "Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré", Gallimard, 2024, 296 pages.
samedi 17 août 2024
par  Franck SCHWAB
popularité : 9%

Le livre explique comment, de 1914 à nos jours, l’intérêt de la société française est progressivement passé de la figure du héros à celle de la victime, sacralisant la seconde au détriment de la première.

Dans ce processus, le statut de "victime privilégiée" dont les Juifs se virent doter fut un élément moteur.

Les pages citées se rapportent au film "Shoah" et au procès Barbie qui, pour l’historien, ont été au milieu des années 1980 des moments clés de cette métamorphose.

« S’agissant de celle-ci [la sacralité des victimes d’Auschwitz], le film de Lanzmann en constitue l’acmé. Pas tant, du reste, le film lui-même que ce que son auteur et les critiques en ont dit. Je l’ai écrit naguère [dans Le mythe du grand silence] mais je ne peux faire autrement que d’y revenir. Dès avant sa sortie, lorsqu’il y travaillait, Lanzmann avait dit en quoi son film se démarquerait de toute autre entreprise filmique et, par exemple, de la série américaine Holocaust. Tandis que celle-ci allait permettre, selon lui, de « digérer l’indigérable », Shoah allait avoir pour mission de conserver l’holocauste dans la mémoire des hommes « comme un indigeste patrimoine ». Car l’extermination des Juifs, loin d’être un génocide parmi d’autres constitue « une singularité absolue », telle qu’elle ne peut se comparer à rien, n’avoir ni antécédent ni conséquent. Singularité absolue, horreur absolue, qui font dire à l’auteur que « l’holocauste, cela ne se regarde pas en face ». [...]
Il va alors se produire cette chose singulière et hautement significative à laquelle Lanzmann va donner la main : la sacralité de l’événement et de ses victimes va rejaillir sur le film lui-même et en faire, comme le déplorera le critique Jean-François Held, un film sacré. Dans Le Matin du 16 février 1979, Lanzmann esquisse cette contamination de sacralité de l’événement au film. Il insiste là sur un point auquel il est particulièrement attaché : le caractère « inengendrable » du génocide. « Comme si l’extermination de six millions d’hommes, de femmes et d’enfants, comme si un pareil massacre de masse pouvait s’engendrer. » On comprend certes ce qu’il veut dire et ce qu’il refuse : il refuse qu’il y ait une proportion, une commensurabilité, entre les causes de l’événement et l’événement lui-même - qui échappe ainsi à l’Histoire. Ni la défaite de 1918, ni la crise économique, ni le charisme de Hitler ne sont pour lui des conditions suffisantes de possibilité du massacre. Il y a un reste d’inintelligibilité auquel Lanzmann, comme Wiesel, tient comme à une certitude et un dogme au sens propre du mot. Mais la conséquence de cette prise de position est redoutable. Car ce reste, c’est ce qui fait du massacre un événement que le cinéaste va qualifier d’« originaire ». « L’extermination ne s’engendre pas. » Il fallait donc faire un film qui ne s’engendre pas non plus, qui ressuscite « le passé comme présent », dans une « actualité intemporelle », qui se fixe pour règle « le refus du souvenir, le refus de la remémoration ». Au moment où prenait naissance l’institution du devoir de mémoire, Lanzmann réalisait le chef d’oeuvre de l’anti-devoir de mémoire. « C’est tout le sens du film, dira-t-il au psychanalyste François Gantheret. Les choses se donnent à voir dans une sorte d’hallucinante intemporalité. » D’où cette conclusion qu’on ne peut lire sans effroi : « Le film n’est pas un produit ou dérivé de l’Holocauste, c’est une sorte d’événement originaire. » Voilà le film promu par son auteur à la dimension même de l’événement : Shoah est un film « originaire » - j’ajoute : inengendré. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Lanzmann ait constamment recouru aux termes incarnation et résurrection pour dire de quoi il s’agit dans Shoah. [...]

1985 : c’est aussi l’année-clé en ce qui concerne l’instruction du procès Barbie. [...] Mais qui va-t-on juger ? Le bourreau de Jean Moulin ou l’assassin des quarante-quatre enfants juifs de la colonie d’Izieu ? Question qui pose de façon aiguë celle des victimes et des héros : est-ce le tortionnaire des héros résistants ou l’assassin des victimes juives que l’on poursuit ? Depuis 1983, c’est une doctrine limitée du crime contre l’humanité qui a cours ; les crimes contre les résistants sont prescrits, seuls sont imprescriptibles ceux commis contre les Juifs. Le 4 octobre 1985, la chambre d’accusation de Lyon confirme et entérine cette doctrine. Mais le 20 décembre, la Cour de cassation casse l’arrêt de Lyon, qualifie de crimes contre l’humanité les sévices exercés contre les résistants et demande qu’on inculpe Barbie pour l’ensemble des faits qui lui sont reprochés. Les résistants exultent et Le Patriote Résistant de janvier 1985 titre : « La Cour de cassation nous donne raison ». Plusieurs Juifs s’alarment : Serge Klarsfeld déplore qu’on ne fasse plus la distinction entre « des combattants armés et des innocents », Simone Veil s’inquiète de la « banalisation » de la Shoah, Alain Finkielkraut redoute qu’on noie la spécificité du crime contre l’humanité dans l’universalité du mal. Mais, sans le vouloir évidemment, les juges de la Cour de cassation vont donner l’occasion d’une extraordinaire administration de preuve historique. En rebattant les cartes des héros et des victimes, sans doute pour la dernière fois, ils vont permettre de mesurer en temps réel la cote, si j’ose dire, des uns et des autres. Les héros ont pour eux la figure de Jean Moulin, passé à l’immortalité par le discours de Malraux au Panthéon en 1964. Mais ils ont contre eux la terrible usure du temps et les coups de marteau des cinéastes vengeurs. Deux ans avant l’ouverture du procès, en 1985, Jean-Marie Poiré, avec la recette qui lui a valu un triomphe dans Le père Noël est une ordure, a donné Papy fait de la résistance qui a fait 1 500 000 entrées en quelques semaines. Les héros ont contre eux l’air du temps, tandis que les victimes ont avec elles le grand mouvement de sacralisation de leur statut qui s’est opéré depuis une grosse vingtaine d’années. L’article que Jean-Marc Théolleyre consacre à l’ouverture du procès Barbie dans Le Monde du 6 mai 1987 vaut qu’on s’y arrête. Car le journaliste donne à l’événement son arrière-plan historique. Pourquoi, demande-t-il, ces revirements dans l’extension qu’il convient, ou non, de donner au crime contre l’humanité ? Parce que les Français ne regardent plus les résistants comme en 1945, « avec les yeux de Chimène » ; et ils ne regardent plus les victimes du génocide comme des dégâts collatéraux de la guerre menée par les nazis. « De victimes, ils ne pouvaient passer du jour au lendemain au rang de héros », dit Théolleyre qui croit nécessaire de faire (encore) des victimes juives des héros. Mais on comprend néanmoins ce qu’il cherche à dire : il a fallu du temps pour que les victimes juives acquièrent la dignité qui était jusque là le fait des seuls héros. Dans le même temps, ajoute-t-il, les rangs des héros fondaient et leurs enfants ne pouvaient assurer aucune relève qui ne fut de l’ordre de l’usurpation. »

La messe est dès lors dite ! Un livre remarquable. FS


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