Pour les historiens patentés de la mémoire de la Résistance et de l’Occupation qui depuis quarante ans, à travers médias et manuels scolaires, ont popularisé le « mythe résistancialiste » c’est-à-dire l’idée que tous les Français s’étaient couchés sans vergogne devant l’occupant, et que De Gaulle, en accord avec les communistes, leur avait fourni un « honneur inventé »1 les ayant opportunément "consolés" de leur lâcheté, on imagine que la lecture de ce livre doit s’apparenter à revivre Le salaire de la peur, ce fameux film de Henri-Georges Clouzot.
Rappelons-nous : un camion chargé de nitroglycérine emprunte une piste défoncée en pleine jungle tropicale, les chauffeurs du véhicule craignant à chaque instant que leur chargement n’explose avant d’arriver à bon port.
D’où montées d’adrénaline et sueur à grosses gouttes tout au long du film.
La nitroglycérine, c’est le matériau de ce livre qui conduit à une relecture radicale de l’histoire de notre mémoire nationale.
Les chauffeurs - car l’un d’entre eux a accompagné la production de l’ouvrage - ce sont les historiens de la vulgate résistancialiste qui doivent espérer que le livre ne fera pas tout le bruit qu’il mérite et que le propos sur lequel ils ont construit leur carrière tiendra bien encore, vaille que vaille après sa parution, jusqu’à leur départ en retraite.
Mais que nous dit l’auteur qui aille si à contre-courant du discours historiographique reconnu ?
D’abord, qu’avant de prendre une forme politique, la Résistance a été une mystique incarnée par des hommes et des femmes qui furent, sans vouloir l’être, d’authentiques héros.
Cette mystique est devenue, dans l’après-guerre, une référence morale absolue qui a littéralement hanté l’opinion française : les partisans et les adversaires de l’Algérie française s’en réclament ouvertement en 1958, de même que les militants de la Gauche prolétarienne dix ans plus tard.
Mais les enfants veulent s’émanciper et le souvenir des pères est lourd à porter si bien qu’au début des années 1970 un renversement mémoriel se produit.
Dans la foulée du film de Marcel Ophuls2 et des "révélations" faites alors sur Vichy, la génération de mai 68 brûle ce qu’elle avait d’abord adoré en inventant une "mémoire rose" de la Résistance qui aurait été imposée, dès la Libération, à l’ensemble des Français par De Gaulle et les communistes ;
Le « mythe résistancialiste » était né et les résistants - vieillissants et peu préparés à subir ce nouveau regard suspicieux sur leur passé - font désormais figure d’accusés privilégiés devant les médias.
Heurs et malheurs d’une mystique dont les avatars sont parfaitement retracés ici, l’auteur justifiant son propos à travers l’analyse minutieuse de la production culturelle de l’époque !
Mais heurs et malheurs d’une politique, également.
Car si la Résistance a été une mystique, elle a aussi été une politique ou, plus exactement, elle s’est déclinée dès la Libération en courants politiques rivaux qui, sur fond de guerre froide virulente, se sont déchirés entre eux, faisant très vite voler en éclats le beau rêve de l’unité de la Résistance.
Le récit détaillé de ces conflits constitue le deuxième grand angle d’attaque de l’ouvrage dont il conforte la thèse initiale.
Comment, en effet, des résistants qui se sont autant opposé sur la mémoire de leur résistance et sur les enjeux politiques de leur époque auraient-ils pu en même temps être solidaires de la mise en place d’une "vérité officielle" prétendument voulue par De Gaulle ?
Toute la lecture scolaire et paresseuse de la mémoire de la Résistance - que Pierre Laborie avait dénoncée en son temps3 - explose ici littéralement !
Au terme de cette recension, on se permettra néanmoins de formuler une critique.
Si l’ouvrage est très convaincant dans sa mise en pièce méthodique du « mythe résistancialiste », il l’est cependant un peu moins lorsqu’il affirme que les crimes de Vichy n’ont jamais été cachés à la l’opinion française.
Certes, l’auteur montre bien, dans la continuité de son précédent ouvrage4, que le génocide a toujours été reconnu et que la persécution des Juifs par Vichy n’a jamais été niée.
Mais s’il rappelle que le fameux mythe de « l’épée et du bouclier » (de « l’épée » De Gaulle et du « bouclier » Pétain) a été diffusé en pleine guerre froide par d’authentiques résistants de droite, il n’en tire pas les conséquences.
Difficile en effet de penser que ce mensonge délibéré (ensuite repris par de très sérieux historiens) qui atténue très fortement la responsabilité politique et morale de Vichy - ne visait pas à réhabiliter toute une partie de la droite française que la collaboration avait décrédibilisée.
Vrais résistants et collaborateurs "acceptables", tous unis contre le péril communiste !
Et tant pis si, pour y parvenir, il ne fallait pas trop s’attarder sur la participation de certains collabos à la mort des Juifs.
N’est-ce pas monsieur Bousquet ? N’est-ce pas monsieur Papon ?
C’est de cette façon qu’une mystique se dégrade en politique et que la quête de « l’inaccessible étoile » finit parfois dans le caniveau...
L’auteur ne l’a pas dit ou n’a pas voulu le dire, mais peu importe !
Tel qu’il est, cet ouvrage est déjà un très grand livre d’histoire qui fissure, de manière irrémédiable, le mur de mensonges mémoriels sur lesquels nous vivons depuis près de quarante ans.
Le « mythe résistancialiste » est mort, François Azouvi l’a tué.
Grâce lui soit infiniment rendue !
Franck Schwab
1Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, Points histoire, 1ère parution 1987.
2Le chagrin et la pitié, sorti sur les écrans en 1971.
3Le chagrin et le venin, Folio histoire, 1ère parution 2011.
4 Le mythe du grand silence, Folio histoire, 1ère parution 2012.
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