Pierre Laborie, le magnifique historien

Recension de l’ouvrage de Pierre Laborie "Penser l’événement, 1940-1945", Folio-Gallimard, 2019, 535 pages.
mardi 10 janvier 2023
par  Franck SCHWAB
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Pierre Laborie, décédé en 2017, reste l’un des grands historiens de la Résistance, abordée principalement dans son rapport à l’opinion publique. On lui doit notamment "L’opinion française sous Vichy" (Seuil, 1990) prouvant que les Français, d’abord très majoritairement favorables à Pétain, se sont ensuite progressivement ralliés à la Résistance pour finir par la soutenir massivement.

Le présent ouvrage Penser l’événement, 1940-1945 est un recueil d’articles - certains inédits, d’autres déjà publiés mais difficiles à trouver ailleurs - qui couvrent l’ensemble de la carrière de l’auteur, le plus ancien remontant au début des années 1980, le dernier datant de 2016.

Une première série de textes évoque d’abord la conception de l’histoire qu’avait Pierre Laborie.

"A mes yeux, nous dit-il, elle doit être non seulement un savoir sur le passé rigoureusement établi, selon les règles de la méthode, mais une réflexion critique sur la construction, l’évolution et les usages de ce savoir dans le temps, jusqu’au présent."

En plus de ses tâches traditionnelles, l’historien doit donc se faire également le "décodeur" de mutations de la mémoire que le temps et - il faut bien le dire aussi - les relectures partisanes successives, entraînent. Mais il doit être prudent, rigoureux et nuancé dans ses analyses car aucun événement ne ressemble à un autre.Tous sont singuliers. Tous en outre sont complexes, de surcroît lorsqu’ils touchent aux attitudes collectives par nature fluctuantes et difficilement saisissables.

Pour toutes ces bonnes raisons, Pierre Laborie refusait les jugements sommaires, les formules à l’emporte-pièce et les sentences lapidaires dont les grands médias sont en général si friands.

En résultait une certaine austérité de son propos et un relatif incognito qui le tenait à l’écart des sunlights, rançon de la très haute idée qu’il se faisait de son métier.

Un deuxième groupe d’articles voit l’historien s’interroger sur l’événement "Résistance" qu’il appréhende comme singulier et complexe, bien sûr ; mais aussi comme "étrange" - au sens de "sans références précédentes connues" - et "légendaire" - au sens de "porteur d’épopée".

De son point de vue de chercheur, la Résistance ne peut absolument pas être réduite à la seule dimension politique et militaire, à laquelle trop d’historiens actuels veulent aujourd’hui la cantonner.

Elle est au contraire un "fait moral" qui s’est nourri d’un soutien populaire de plus en plus fort, au fur et à mesure que l’Occupation se prolongeait et que Vichy s’enfonçait dans le déshonneur.

Mais comment définir la Résistance ? Où la faire commencer ? "Le pape, combien de divisions ?" demandait Staline. Et les divisions, seules, font-elles l’histoire ?

De la réponse à ces questions sur lesquelles Pierre Laborie s’est penché très tôt, dépendent aujourd’hui des visions du passé et des enseignements de l’Histoire forcément très différents ...

Une dernière série d’articles, enfin, portent sur les combats menés par l’historien : d’abord pour défendre sa liberté de jugement et son indépendance critique face aux gardiennes sourcilleuses de la mémoire qu’ont souvent été les associations d’anciens résistants dans la deuxième moitié du XXème siècle ; ensuite et surtout - et c’est peut-être la partie la plus intéressante du livre - contre l’entreprise de dénaturation et de dénigrement de notre mémoire nationale enclenchée à l’aube des années 1990 à partir des deux oeuvres majeures que sont Le chagrin et la pitié 1 de Marcel Ophuls et Le syndrome de Vichy 2 d’Henry Rousso.

Le documentaire de Marcel Ophuls, que tout le monde connaît, avant tout règlement de comptes avec le pouvoir gaulliste dans le climat "post-soixante-huitard" du début des années 1970, dénonce des Français "ordinaires" très largement veules et "collabos" qui se sont accommodés sans état d’âme de l’Occupation allemande.

Le livre d’Henry Rousso, beaucoup moins connu du grand public, mais très connu par nous-mêmes, a joué un rôle déterminant dans l’enseignement de l’histoire depuis sa parution.

Il dénonce un "mythe résistancialiste" (tous les Français auraient été résistants) et un "honneur de la France" inventés l’un et l’autre par le général de Gaulle à la Libération.

L’ouvrage est un très bon roman policier qui prend le lecteur par la main pour le conduire dans les sous-sols de la maison France afin d’y retrouver le cadavre putréfié de Vichy. Mais il ne prouve rigoureusement rien car il procède par assertions successives en faisant jouer les ressorts ingénieux de son "intrigue" policière.

Certes, il y a bien eu un cadavre dans le sous-sol de la maison (celui de Vichy, mais pas celui du génocide, comme l’a récemment démontré François Azouvi 3 en citant force sources à l’appui). Mais est-ce de Gaulle qui l’y a mis pour réinventer l’honneur perdu du pays et se raconter - nous raconter - de belles histoires à l’usage des enfants sages, ou est-ce plus largement la droite française qui l’y a mis pour conserver la meilleure image possible, en blanchissant un certain nombre des siens, dans un contexte de guerre froide virulente ?

Henry Rousso se garde bien de soulever ce genre de question ...

Reste que sa thèse est devenue tout de suite parole d’Evangile pour l’ensemble de la communauté historienne, comme le montre ce passage d’un manuel de Terminale datant de 2008, cité par Pierre Laborie : "Dans l’immédiat après-guerre et jusqu’à la démission du général de Gaulle en 1969, s’impose une mémoire collective "officielle", celle d’une France majoritairement résistante. Le mythe d’une France résistante. Dès le 25 août 1944, à l’Hôtel de ville de Paris, le général de Gaulle forge en quelques phrases les grandes lignes de la vision gaulliste des années noires".

Une reconstruction aussi sommaire et orientée du passé, enseignée à nos élèves comme la "Vérité vraie", ulcère Pierre Laborie qui tire à boulets rouges sur Le chagrin et la Pitié dans plusieurs de ses articles.

Et s’il ne le fait pas aussi ouvertement avec Le syndrome de Vichy, il n’hésite pas à s’en prendre aux épigones de son auteur qu’il appelle des "fabricants de [fausse] mémoire".

Surtout, il tord le cou au "mythe résistancialiste" dans des pages lumineuses d’intelligence et de rigueur historique au terme desquelles il écrit :

"Il ne s’agit pas de rejeter catégoriquement l’interprétation convenue du rôle prêté au Général. Il devient impossible, en revanche, de l’accepter comme la seule concevable et recevable, comme une doxa, reprise aveuglément. Ses origines, sa construction et ses logiques doivent être questionnées, comme doit l’être la fonction des historiens quand leur travail initial de décryptage les amène à devenir à leur tour des fabricants de mémoire. Apporter la légitimité de la "science" à une représentation du passé inévitablement discutable mériterait au moins examen et débat. [...]
Curieuse conception du doute méthodique, pour ne rien dire de l’éthique du métier d’historien. Etrange obstination puisque, ce faisant, ceux-là empruntent au fonctionnement des logiques mémorielles, et à certains usages du passé, ce qu’il peut y avoir de contestable, parfois de détestable, du point de vue de l’histoire : une transgression de la règle en affirmant pour prouver au lieu de prouver et de démontrer avant d’affirmer ; un surcroît excessif de signification attribué à un point particulier, isolé arbitrairement de l’ensemble où il est extrait ; un discours normatif, péremptoire, qui tord les sources ou les faits pour appuyer des convictions déjà arrêtées ; un seul chemin tracé pour des certitudes irrévocablement assénées."

La messe est dite ! Merci en tout cas à Pierre Laborie qui savait écrire - on le voit ici - et qui a utilisé son talent, avec l’intégrité et le courage qui étaient les siens, pour défendre tout au long de sa vie la cause de la Vérité qui est indissociable de celle de l’Histoire.

FRANCK SCHWAB

1 Film sorti au cinéma en avril 1971 et diffusé à la télévision en 1981 et 1994.
2 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Le Seuil, 1987
3 François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français et la mémoire, Fayard, 2012, et Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire, Gallimard, 2020.


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