Frères de souffrance

Adeline Lee, "Les Français de Mauthausen. Par-delà la foule de leurs noms", préface de Thomas Fontaine, postface de Daniel Simon, Tallandier, 2021, 731 pages
lundi 18 avril 2022
par  Franck SCHWAB
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Cette recension est dédiée à la mémoire de René Mangin et de Pierre Thouvenin, raflés du 3 mars 1943 à Nancy, qui m’accompagnèrent naguère, avec Stéphane Lewandowski, dans un projet scolaire mémorable conduit au collège Montaigu de Jarville.

Elle est dédiée aussi à la mémoire du général Saint Macary, mon voisin d’avion lors d’un voyage au camp organisé en 1994 par l’amicale de Mauthausen pour les jeunes professeurs (je l’étais alors) de l’APHG.

Elle a été publiée dans le numéro 970 (janvier 2022) du Patriote Résistant, la revue mensuelle de la Fédération Nationale des Déportés, Internés et Résistants Patriotes (FNDIRP).

Quel type de camp pouvait être un camp de concentration où, une fois repris, les prisonniers de guerre qui avaient tenté de s’évader depuis les différents stalags d’Allemagne étaient envoyés pour y être secrètement exécutés ?

Quel type de camp pouvait être un camp de concentration où, à plusieurs périodes de son histoire, les détenus devenus trop faibles étaient gazés dans le centre d’euthanasie voisin d’Hartheim ?

Quel type de camp pouvait être un camp de concentration où un bourreau en mal d’épanchement peut confier un jour à un détenu se souvenir "des débuts de Mauthausen, dont il était un témoin, et quel témoin ! Alors défilaient les jours sombres, toutes les tragédies, les meurtres collectifs qui avaient chacun un nom : les 800 juifs hollandais, les 2000 prêtres polonais, les prisonniers de guerre russes. Il me contait en détail les séances de la chambre à gaz où le commandant de Mauthausen lui-même présidait à la mort collective de 250 personnes en quelques minutes".

Car le camp possédait aussi une "petite" chambre à gaz qui jouxtait le crématoire et dont l’existence a fait couler beaucoup d’encre à une certaine époque ...

Mauthausen exerçait toutes les fonctions des camps de concentration mais sa principale était de tuer et de faire souffrir, de faire souffrir et de tuer sur les terres mêmes du Führer (Linz est à 30 km) tous les "ennemis" du grand Reich millénaire en construction, comme l’a d’ailleurs établi le classement fait par les SS en 1941 qui le réservait à l’accueil des détenus "non-rééducables".

En conséquence, aucun juif entré à Mauthausen - comme juif ou non - n’a pu y survivre jusqu’en 1944.

En conséquence aussi, Mauthausen a été le lieu de destination de tout le "gotha" de la Résistance française, principalement communiste mais pas seulement puisque des gaullistes et un certain nombre de militaires restés fidèles à Vichy jusqu’à l’invasion de la zone libre s’y sont également retrouvés.

Loin de l’image classique du transport des déportés en wagons à bestiaux plombés, beaucoup de ces résistants y sont arrivés par petits convois.

L’auteure retrace minutieusement leur histoire en indiquant, à chaque fois, les motifs d’arrestation et de déportation.

On constate alors, s’il était nécessaire, que la Résistance française a bien été une réalité forte, quoi qu’en pensent les derniers admirateurs du Syndrome de Vichy 1.

Contrairement à une deuxième idée reçue, l’auteure montre également que la fonction "punitive" de Mauthausen est bien restée centrale jusqu’au bout, même si le camp a dû s’adapter, à partir de 1943, à l’arrivée du "tout-venant" des déportés : les raflés des grands convois dits "Meerschaum" destinés à travailler au service de l’effort de guerre nazi dans les camps annexes du camp central.

D’après les rigoureux calculs de l’auteure, 8641 Français ont été déportés à Mauthausen et 4578 y sont morts.

Au fil des pages, l’historienne nous fournit énormément d’informations sur eux tous car, contrairement à une troisième idée reçue qui veut que les nazis aient fait disparaître toutes les traces de leurs forfaits, les archives sont abondantes.

Encore faut-il bien vouloir prendre le temps de s’y plonger, comme l’auteure l’ a fait avec une intelligence et une abnégation admirables qui ont dû lui coûter, au bas mot, une dizaine d’années de travail ...

L’ouvrage bat enfin en brèche une dernière idée reçue qui veut que la gestion du camp, comme celle de tous les autres, ait été totalement irrationnelle.

Pas du tout, nous répond-t-elle. Grâce au système de fiches inventé par IBM (le procédé Hollerith), les nazis ont su, quasiment jusqu’à la fin, tenir le compte minutieux de toutes leurs victimes et des déplacements qu’elles ont effectués d’un site à l’autre.

L’historienne réussit ainsi à suivre pas à pas les déportés français de Mauthausen pendant toute la période d’existence du camp.

Mais elle les suit aussi dans l’après-guerre où la mémoire de Mauthausen a subi un certain nombre de vicissitudes que nous laisserons au lecteur le soin de découvrir.

Un travail majeur qui renouvelle profondément l’histoire des camps de concentration.

Au-delà du sort des Français en effet, le livre est essentiel pour comprendre le nazisme car, peut-être plus encore qu’Auschwitz, Mauthausen a été au coeur du système nazi.

Et si Auschwitz était vraisemblablement appelé à disparaître une fois sa tâche génocidaire terminée, Mauthausen aurait sans aucun doute duré.

Les pierres de granit de son enceinte sont là pour le prouver.

1 Le Syndrôme de Vichy : ouvrage de l’historien Henri Rousso paru en 1987, dont presque tous les manuels se sont inspirés pendant plus de 30 ans, qui faisait de la Résistance un phénomène socialement marginal et "gonflé" pour des raisons politiques dans l’après-guerre. Lire à ce propos Français, on ne vous a rien caché de François Azouvi (2020).

Franck Schwab


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