Un monument historiographique

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri : Barbarossa, 1941 La guerre absolue, Editions Passés Composés, 2019, 956 pages
lundi 17 mai 2021
par  Franck SCHWAB
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Cette recension est parue dans le numéro 963 de mai 2021 du mensuel Le Patriote Résistant sous le titre "Le sort du monde".

Le 20 décembre 1941, le général allemand Henrici, dont l’unité vient d’être bousculée par la contre-offensive soviétique devant Moscou, écrit dans son journal : "On a complétement sous-estimé le Russe. Le 3 décembre encore, le groupe d’armées nous envoyait un télex expliquant qu’il suffisait d’un dernier effort pour que l’ennemi se brise complètement, car il n’avait plus de réserves." Puis, le 24 décembre, il ajoute : "Le malheur s’avance. Et là-haut, à Berlin, personne ne le voit."
Il était pourtant prévu que "le Russe" devait s’écrouler dès les premières semaines d’une guerre lancée le 22 juin 1941, et que sa capitale devait être conquise avant l’hiver.

C’est le récit de ce gigantesque combat dont le sort du monde a dépendu que nous raconte ce très gros livre sous l’angle de l’agresseur comme de l’agressé, mais aussi dans toutes ses dimensions diplomatique, stratégique, militaire et humaine.

L’opération Barbarossa a d’abord été la mise en oeuvre d’un rêve ouvertement raciste de conquête coloniale, qui avait non seulement pour but de détruire l’Etat russe et le bolchevisme honnis, mais aussi d’organiser sur le terrain le "grand remplacement" des populations indigènes par des populations germaniques, les villes de l’adversaire étant vouées à la destruction et leurs habitants à la disparition.

C’est le sens - militairement absurde - du siège de Léningrad qui fit 800 000 morts.
C’est le sens de l’extinction par la faim de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques, les auteurs soulignant à juste titre que, si des monuments commémorent aujourd’hui à Berlin la souffrance des Juifs, des Roms, des homosexuels et des victimes de l’euthanasie, il n’y a toujours rien qui y rappelle l’assassinat des soldats de l’Armée rouge.

C’est le sens enfin de la Shoah qui commence un mois seulement après le début de l’invasion, sans qu’il soit besoin d’ordre officiel puisque les Juifs ont le double tort, pour les nazis, d’être des piliers du bolchevisme et d’occuper sur le terrain une place qui doit bientôt revenir à d’autres.
Les auteurs montrent ici que génocide et opérations militaires sont étroitement imbriqués.

Au passage, l’ouvrage balaye définitivement le mythe de la "Wehrmacht propre" en constatant qu’elle a bien été partie prenante de tous les massacres, à la fois parce qu’elle était imprégnée jusqu’à la moelle d’idéologie nationale-socialiste, mais aussi - et c’est l’un des grands apports du livre - parce que, depuis 1870, sa culture militaire la conduisait à voir des francs-tireurs partout où elle rencontrait une résistance inattendue, les représailles sanglantes sur les civils se justifiant alors au nom des "nécessités militaires".
Le militarisme prussien était bien une réalité.

Si l’opération Barbarossa a été l’histoire d’un rêve raciste, elle a aussi été l’histoire de l’affrontement entre deux armées dont l’une bénéficie au départ d’une supériorité tactique indéniable, mais dont l’autre - qui est en pleine réorganisation - est loin d’être si mauvaise que cela.

Les auteurs montrent en effet que si les cadres intermédiaires et subalternes de l’Armée rouge sont médiocres, le commandement supérieur est très bon - malgré les purges. Et le matériel - pour des gens qui, dans l’esprit des nazis, ne sont capables de rien concevoir - est souvent excellent (le char T34 sera le meilleur blindé de la guerre).

D’autre part, l’Armée rouge sait apprendre sur le tas de ses échecs et elle dispose d’un réservoir inépuisable d’hommes qu’elle réussit à lever, comme le constate, dès le 11 août dans son journal, le chef d’état-major de l’armée allemande :
"L’ensemble de la situation montre toujours plus clairement que nous avons sous-estimé le colosse russe [...]. Cette constatation concerne ses forces économiques mais aussi organisationnelles, dans le transport, mais avant tout ses capacités purement militaires. Nous avons compté au début de la guerre qu’il aurait 200 divisions. On en compte maintenant 360. Ces divisions ne sont certainement pas armées et équipées au sens où nous l’entendons, et elles sont bien plus mal conduites au plan tactique. Mais elles sont là. Et lorsque nous en démolissons une douzaine, alors le Russe en envoie une nouvelle douzaine."
Ce sera leurs contre-attaques incessantes qui useront progressivement l’armée allemande au prix de pertes humaines, certes, extrêmement élevées.

L’opération Barbarossa a encore été l’histoire de l’affrontement entre deux dictateurs dont les auteurs montrent que l’un, s’il est fou, n’a pas toujours eu tort face à ses généraux ; et que l’autre, s’il est malin, n’a rien compris aux intentions du premier en laissant ses troupes totalement sans défense au jour de l’attaque malgré moult avertissements (1780 violations de l’espace aérien soviétique dans les six mois qui précédèrent l’invasion, par exemple !).

L’opération Barbarossa a enfin été l’histoire de l’affrontement de deux peuples dont l’un n’a pas toujours été spontanément héroïque ; et dont l’autre n’a pas toujours été constitué que de brutes fascistes.
Ce sont en effet des Allemands comme la journaliste Ilse Stöbe ou l’aristocrate prussien Rudolf Von Scheliha qui payeront de leurs vies leurs tentatives désespérées d’alerter Staline de l’imminence de l’attaque nazie.
D’autre part, il est difficile pour un Soviétique de ne pas mourir en héros quand Staline, après les premières défaites sur la frontière, fait non seulement fusiller, avec tout son état-major, le commandant du "Front de l’Ouest" Dimitri Pavlov, mais fait aussi ensuite déporter toute sa famille en Sibérie ; ou lorsqu’il fait emprisonner sa belle-fille et mettre à l’orphelinat sa petite-fille après que son propre fils, Yakov, a commis le crime impardonnable de s’être laissé prendre vivant par les Allemands ...

Mais la férocité hallucinante de la répression stalinienne n’explique pas tout.
"Quand nous regardons ces prisonniers, avec cette allure et dans cet état [pitoyables], alors on ne comprend simplement plus comment les Soviets restent capables de combattre avec un acharnement, une dureté, un sens du sacrifice pareils, et avec cet incroyable fanatisme" écrit quelque part un soldat allemand.
On est loin de l’armée française de 1940. Et les marins qui défendent Sébastopol en 1941 ne ressemblent guère à ceux qui couleront leurs bateaux à Toulon en 1942 !

Mais "notre cause est juste" a dit Molotov le 22 juin 1941. L’immense majorité des Soviétiques partageaient cette conviction, et ils n’avaient pas besoin d’être poussés pour aller se battre.

Un très grand livre qu’on peut considérer, sans risque de beaucoup se tromper, comme l’ouvrage définitif sur le sujet.

Franck Schwab
Président de la Régionale de Lorraine de l’APHG
Membre du Conseil de Gestion de l’APHG


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